Isabelle devient de plus en plus irascible : ses mains lui font mal tout le temps. Elle fait de l’arthrose depuis deux ans et dernièrement la douleur devient chronique. Le médecin lui a même conseillé une visite au Centre de la douleur. Je ne pensais pas qu’ils traitaient les cas bénins mais, comme nous les vieux on est de plus en plus nombreux, ils ont élargi leurs activités pour préserver notre qualité de vie. C’est gentil de leur part.
Je me demande pourquoi on nous dit de venir tous les deux mais une fois face à la toubib, je comprends : elle nous informe qu’à ce niveau de douleur, on peut éviter les médicaments et s’en tenir à des approches comportementales. Ça permet de garder les grosses munitions pour les moments plus difficiles, qui finiront par arriver j’imagine. Et les approches comportementales impliquent souvent le conjoint, d’où ma présence.
En écoutant la toubib, je pense à du yoga ou de la méditation mais elle me surprend : elle nous parle de nostalgie. Il parait que la nostalgie atténue la douleur. Elle nous conseille d’essayer par ce biais-là.
Avec Isabelle, on en discute au dîner, on essaie de voir ce qui pourrait activer la nostalgie chez elle. Elle me raconte pour la énième fois sa dernière année de maternelle, le placard aux fournitures de la maîtresse le jour de la rentrée et comment, chaque fois qu’elle se retrouve au rayon papeterie, devant les étagères de chemises colorées, lui revient ce sentiment de caverne aux merveilles mêlé de frayeur.
Commence alors la grande ronde des supermarchés. Le nôtre a un rayon trop pauvre, un peu sec me dit Isabelle, et la nostalgie se fait désirer. Elle élargit donc son rayon d’action, teste d’autres supermarchés, pour finir au grand magasin du centre, à vingt minutes de bus. Là, devant les piles de papier coloré, la nostalgie s’épanouit en grandes fleurs psychiques, à croire que ma femme en fait des origamis. Et, de fait, au quotidien la douleur régresse, nonobstant le regard soupçonneux des vigiles devant les visites répétées de mon épouse.
Enfin ça régresse pendant un temps. Après quelques mois, soit que la maladie évolue, soit que les origamis se fanent, les effets diminuent. D’un commun accord, on exécute alors le plan B : les visites dans la Nièvre. Isabelle a grandi là-bas, il y a donc de gros gisements de nostalgie au pied du Morvan. Ni une ni deux, merveille de la retraite, on part une semaine dans la Nièvre. On en profite pour faire un tour de famille. Isabelle est bien, elle est contente de revoir ses cousines vieillies de plusieurs décennies, de sentir l’odeur fraîche des prés et des rivières. Les douleurs s’effacent.
A peine rentrés, Isabelle parle de renouveler l’expérience. Je m’inquiète aussitôt : faudra-t-il, comme pour la papeterie, recommencer jusqu’à épuisement du filon ? Je ne suis pas prêt à manger de la Nièvre à tous les repas. Comme tant d’autres, nous sommes partis passer nos vieux jours près de la mer mais fréquenter le rivage de souvenirs plus ou moins fumeux, est-ce bien souhaitable ?
Alors je reprends mes recherches, pour trouver d’autres voies. J’apprends qu’au Portugal, on fait venir des chanteurs de fado à l’hôpital. On apprend même à susciter la nostalgie soi-même, comme une saudade auto-induite. Pas de surprise finalement, c’est presque les Portugais qui l’ont inventée, la nostalgie.
J’apprends aussi qu’on peut se créer de faux souvenirs, grâce à l’hypnose. On pourrait susciter une nostalgie issue de faux souvenirs ? Tout ça nous emmène un peu loin, faut-il vraiment se manipuler ainsi pour gérer la douleur ? Est-ce que de l’acupuncture et de la méditation ne feraient pas l’affaire ?
C’est là que j’apprends que la pratique de la plongée en apnée peut aider à maîtriser la douleur. Voilà qui me va beaucoup mieux : on habite près de la côte et j’ai toujours adoré l’eau, je pourrai accompagner Isabelle. Et surtout je suis tranquille côté Nièvre.
Ancrage dans le monde actuel :
« Comment la nostalgie peut diminuer la douleur », Sciences et avenir, et l’article original dans The Journal of Neuroscience (en anglais)
Rapport de l’Académie de médecine (en demi-teinte) sur l’usage de l’acupuncture contre la douleur
Une synthèse d’études du Journal of the American Medical Association faisant le bilan de la méditation contre les douleurs traitées par les opioïdes (en anglais)
Pour éviter toute ambiguïté : il n’y a pas de trace à ce jour d’un lien entre apnée et douleur, on est là dans le domaine de la fiction.
Merci de cet article. Pour l'apnée, il y aura sans doute un problème de méthodologie pour discerner les différentes composantes d'un éventuel effet antalgique : les apnéistes sont très nombreux à faire du yoga, des étirements et surtout de la méditation (en tous cas dans les clubs où je pratique).