LA JUGE – Je rappelle le contexte : on est le 12 janvier à 22 h, à bord du tramway 4 à proximité de l’arrêt Libération. Madame Clèm, vous voyagez seule, vous êtes debout près de la porte car vous descendez à l’arrêt suivant. Le tramway n’est pas vide, il y a cinq ou six personnes à proximité. Monsieur Maillal s’approche, engage la conversation, vous demande votre numéro de téléphone. Comme vous refusez, il insiste, vous refusez de nouveau. Que se passe-t-il alors ?
CLÈM – Il s’énerve, il me dit que je me la joue, et commence à m’insulter. Alors j’énonce à haute voix l’avertissement classique.
LA JUGE – Qu’est-ce que vous appelez l’avertissement classique ?
CLÈM – Celui qu’on apprend au club : Monsieur, je ne veux pas parler avec vous. Je vous demande de cesser de me parler. Je m’adresse maintenant aux femmes présentes : je vous prends à témoin que je demande calmement et poliment à ce monsieur de me laisser tranquille.
LA JUGE – On vous apprend ça au club ? On y reviendra. Est-ce qu’à ce moment-là vous voyez que deux femmes se lèvent ?
CLÈM – Non, je ne voyais rien autour, j’avais très peur.
LA JUGE – Ok. Continuez.
CLÈM – Il s’énerve encore plus, m’insulte à nouveau, menace de me frapper et me violer et s’approche. Je lui dis de s’éloigner.
LA JUGE – Que fait-il alors ?
CLÈM – Il continue de s’approcher, il est très menaçant. Alors je fais comme j’ai appris au club.
LA JUGE – C’est-à-dire ?
CLÈM – Je lui jette mon leurre au visage et kick in the box.
LA JUGE – Attendez, qu’est-ce que c’est que tout ça ?
CLÈM – Pour le leurre, j’ai pris un mouchoir avec un paquet de chewing-gum dedans. C’est pour détourner l’attention. On le lance au visage, par en-dessous pour que ça surprenne, et en même temps, kick in the box (elle mime un coup de pied à l’entrejambe).
LA JUGE – Ah. Et résultat ?
CLÈM – Il s’écroule. A ce moment-là les deux femmes sont à côté de moi, l’une me dit quelque chose mais je ne sais pas ce que c’était, parce que le tram arrive à la station, je descends et je cours jusqu’au bar du coin, où je connais les gens.
LA JUGE – Vous ne les avez pas vu frapper M. Maillal ?
CLÈM – Non, j’avais très peur, je n’ai rien vu.
LA JUGE (consultant le dossier) – Comme vous savez, il a eu trois côtes fêlées, le nez cassé, multiples contusions... Heureusement qu’elles ne vont pas à votre club. Bon, parlons du club justement. Madame Xiaomao, avancez-vous, je vous prie.
Une femme très menue s’avance.
LA JUGE – Pouvez-vous m’indiquer votre profession ?
XIAOMAO – Je suis professeur de nüwushu au club Fleur de cactus.
LA JUGE – Expliquez-moi ce qu’est le… ?
XIAOMAO – Nu-ou-chou. C’est un art martial chinois à l’intention des femmes.
LA JUGE – A l’intention des femmes ou réservé aux femmes ?
XIAOMAO – A l’intention des femmes.
LA JUGE – Mais, d’après le dossier, il n’y a que des femmes dans votre club.
XIAOMAO – Ce n’est pas une volonté de notre part, il se trouve qu’aucun homme ne s’inscrit. Il faut dire que le nüwushu est spécialement conçu pour que les femmes puissent se défendre contre les hommes.
LA JUGE – Tout un programme. Pouvez-vous nous donner des détails ?
XIAOMAO – Les techniques tirent parti des atouts des femmes : souplesse, plus petite taille, vivacité. Notre art martial est aussi fondé sur les points vitaux, où on peut faire beaucoup de dégâts sans frapper très fort.
LA JUGE – Donc kick in the box.
XIAOMAO – Entre autres. Le nüwushu tire aussi parti des faiblesses des hommes, en particulier le poids et la taille.
LA JUGE – En quoi la taille est-elle un point faible ?
XIAOMAO – Les agressions se déroulent généralement dans de petits espaces, où on est avantagé quand on est plus petit. Nous jouons aussi sur l’assurance.
LA JUGE – L’assurance ?
XIAOMAO – Beaucoup d’hommes pensent qu’ils ont encore le monopole de la violence. Nous apprenons à nos élèves à entretenir ce sentiment, par des postures physiques de soumission (elle se voute), pour augmenter l’effet de surprise. En même temps, nous jouons aussi sur leur assurance à elles : à l’entrainement, nous simulons des situations d’agression pour les aider à gérer le stress.
LA JUGE (consultant le dossier) – Mais il n’y a pas que ça, je vous cite : Frappez en bas. Votre zone, c’est sous la ceinture : les parties, les genoux, les points vitaux. Tout ce qui est fragile et loin des yeux. La tête on s’en occupe une fois qu’elle est baissée. Et gérez la distance, restez hors de la zone dangereuse. Attention vous avez moins d’allonge. Vous vous battez aussi avec des parapluies, des écharpes… C’est assez belliqueux.
XIAOMAO – On n’est pas à une partie de bingo, il s’agit d’aider des femmes en danger. Et je souligne que nous faisons signer à tous nos élèves la charte du club, qui spécifie que les techniques ne sont à utiliser qu’en cas de légitime défense.
LA JUGE – Oui enfin on sait que tout le monde ne lit pas ces choses-là attentivement.
XIAOMAO – Nous le répétons à chaque entrainement, et nous rappelons les conditions de la légitime défense. C’est aussi pour ça que nous essayons de réduire le stress, pour que les femmes puissent évaluer la situation.
LA JUGE – C’est sans doute à améliorer, vu l’état de Madame Clèm au moment de l’agression.
XIAOMAO – Elle est pourtant très assidue aux entrainements. Mais on ne sait jamais comment on peut réagir dans ce genre de situation. Et son agresseur était apparemment très excité… si vous voulez mon avis, il n’a eu que ce que tous ces types méritent.
LA JUGE – Je ne vous demande pas votre avis. Et on n’est pas ici en train de faire le procès des hommes en général.
XIAOMAO – On pourrait. Jusque récemment, dans leur immense majorité, les violences étaient commises par des hommes. Ça change mais c’est lent.
LA JUGE – Je doute que cette évolution soit un progrès.
XIAOMAO – Je vous laisse juge.
LA JUGE – C’est bien aimable à vous.
Ancrage dans le monde actuel :
L’idée de ce texte est venue d’une anecdote racontée par un ami qui fréquente un club de sports de combat, dont une élève a dû utiliser ses compétences une fois, et a frappé la première.
Les hommes sont à l’origine des coups et blessures volontaires à hauteur de 85 % (Vie publique) et à hauteur de 96 % pour les infractions à caractère sexuel. (INSEE)
« Le sexisme ne recule pas dans la société française. Pire, certaines de ses manifestations les plus violentes s'aggravent, notamment chez les plus jeunes générations. » (Vie publique) Plus de détails dans le deuxième baromètre du sexisme réalisé par Viavoice.
Un site de colocation entre femmes, dont le slogan est : « Vivre entre femmes en toute sécurité ». Sinon, on peut aussi voyager entre femmes.
Des sports largement ou exclusivement masculins jusqu’à récemment se féminisent : foot, rugby, MMA (âmes sensibles – hommes ou femmes – s’abstenir).
Plusieurs arts martiaux utilisaient des objets du quotidien : le bâton, des outils agricoles mais aussi l’éventail, la ceinture etc.
Bien vu pour attaquer 2024 !