Jessica et ses trois enfants, Léo, Jade, Louise. À table, un soir d’hiver.
JESSICA (servant les assiettes) – Jade, il faut que tu rappelles Mamie, elle veut savoir quand tu vas à Saint-Brieuc cet été.
JADE – Ok. Comment ça va d’ailleurs, Papy ? Il n’avait pas un rendez-vous pour son cœur ?
JESSICA – C’est sympa d’y penser. Pas terrible, apparemment ça se dégrade. On s’en doutait, il est de plus en plus essoufflé. Il n’est plus tout jeune… C’est maintenant que ça va commencer à couter cher. Je ne sais pas ce qu’ils ont comme économies. Ça fait tellement longtemps qu’ils sont à la retraite.
LÉO – Ils sont à la retraite ? Mais ils travaillent tout le temps ! Ils nous parlent toujours des Restos du cœur.
JADE – Il y a mis trop de cœur on dirait.
JESSICA – Ils ne sont pas payés, c’est du travail bénévole. C’est comme ça dans plein d’associations, ça tourne grâce aux retraités : l’AMAP, l’asso de quartier pour le partage des outils, tout ça c’est grâce à eux.
LOUISE – Mais comment ils gagnent de l’argent alors ?
JESSICA – Ils reçoivent leur retraite. Les gens qui font un travail payé, comme moi, payent la retraite de ceux qui ne travaillent plus.
JADE – De ceux qui ne font plus un travail payé.
JESSICA – C’est ça.
LÉO – C’est vrai que je les ai toujours vus dans leurs associations.
JESSICA – Oui, ils ont arrêté le travail payé à cinquante ans.
LÉO – Hein ? Mais c’est à soixante-dix ans la retraite !
JESSICA – Je m’en souviens comme si c’était hier, ils m’ont dit : « On ne pourra pas vous transmettre l’argent qu’on a mis de côté toute notre vie, donc on va en profiter. » Je suis tombé de ma chaise, tellement c’était égoïste ! Je me suis dit qu’ils s’en fichaient de nous. Ils sont partis en croisière. Mais quand ils sont revenus, ils se sont beaucoup occupés de vous, et ils se sont mis à fond dans les associations.
JADE – Je trouve ça bien, c’est super ce que font les associations. Les artisans qui nous font les TP au lycée, ils viennent avec une association.
LOUISE – Mais si c’est super, pourquoi ils ne sont pas payés ?
JESSICA – Ah ça, bonne question.
LÉO – En cours on m’a parlé d’un type qui dit que plus un métier est important pour la société, moins il est payé, et dans l’autre sens aussi.
JESSICA – C’est pas complètement faux.
LOUISE – Et pourquoi les grands-parents ne pourront pas nous donner leur argent quand ils seront morts ?
JESSICA – C’est interdit, ma puce. Quand les gens âgés meurent, leur argent va dans la grande tirelire de la France et c’est redistribué à tous les jeunes. Tu vois, Léo a reçu ses sous, c’est grâce à ça qu’il peut étudier à Grenoble, sinon je n’aurais pas l’argent pour payer sa chambre. Et Jade va recevoir les siens bientôt, pour ses dix-huit ans.
JADE – Oui, et je sais ce que je vais faire avec.
JESSICA – Ah ? Et c’est quoi ?
JADE – J’achèterai un vélo cargo pour lancer ma boite. J’ai déjà le nom : « Véli-Vélo ».
JESSICA – Super ! Il sert exactement à ça, cet argent, à aider les jeunes à démarrer.
LÉO – Oui, enfin il y en a qui s’en servent pour leur shit.
JADE – Et pas que des jeunes : Rose m’a dit que sa grand-mère claque tout son fric pour acheter de la dope.
JESSICA (soupirant) – Oui, j’ai entendu parler de ça : des vieux qui veulent tellement profiter de la vie qu’ils finissent par déraper complètement.
JADE – Par contre elle est bien sapée, je l’ai vue une fois, que des fringues de luxe !
JESSICA – Il y en pour qui profiter de la vie, c’est ça.
LOUISE – J’aimerais bien profiter de la vie, moi aussi !
JESSICA – Non, pour le moment, notre argent va plutôt à Léo, pour ses études. Heureusement, les grands-parents m’en donnent aussi un peu chaque mois, sinon je n’y arriverais pas, juste avec mon salaire.
LÉO – Donc finalement on récupère quand même leur argent mais petit à petit. C’est pas interdit, ça ?
JESSICA – Je ne sais pas trop, mais je n’ai pas de scrupules. Quand tu vois que certains grands-parents payent à leurs petits-enfants des écoles de commerce à trente mille euros par an !
LÉO – Et ce sont ceux-là qui gagnent le plus après.
JADE – Les riches restent riches finalement.
LÉO – Sans compter ceux qui rejoignent la boite de la famille.
JADE – Ah bon ?
LÉO – Oui, les vieux mettent leur argent dans la boite, qui embauche les jeunes super cher.
LOUISE – C’est pas juste, moi aussi je veux être riche !
JESSICA – Je t’assure, c’était pire avant, tout le monde a un peu plus sa chance maintenant. Enfin parfois je me demande si tout ça n’a pas juste fait monter le prix des études et des croisières.
JADE – Mais finalement est-ce que Papy et Mamie auront assez d’argent jusqu’à leur mort ?
JESSICA – Oui, ils vont vendre la maison.
LOUISE – Mais on ne pourra rien récupérer ? Et le grand bateau sur la cheminée ?
JESSICA – Ça oui. Mais tu sais, moi je pense que l’essentiel, ce ne sont pas l’argent ou les objets. Tu sais, quand Papy et Mamie s’occupent de toi en vacances, qu’ils t’expliquent des choses, qu’ils t’emmènent à la piscine ou au musée... ?
LOUISE – J’aime pas trop le musée.
JESSICA – Eh bien ce sont ces choses-là les plus précieuses.
Ancrage dans le monde actuel :
La France fait partie des pays où les droits de succession sont les plus élevés, avec l’Allemagne, le Japon et la Corée. À l’autre extrémité du spectre, ces droits sont pratiquement nuls en Lituanie. Fait notable, globalement ces droits représentent moins de 1,5 % des recettes fiscales dans les pays de l’OCDE.
La France fait partie des pays où la mobilité sociale est plus faible. Mais les données manquent cruellement et, sur le plan des perceptions, « les Français sous-estiment significativement la mobilité ascendante des enfants de milieux modestes ». (OCDE, France stratégie)
Le plan contre les violences faites aux enfants annoncé par le gouvernement en novembre 2023 prévoyait une enveloppe de 1500 euros pour les jeunes majeurs sortant de l’aide sociale à l’enfance.
« Par manque d’argent, 36 % des étudiants sautent régulièrement un repas. » (Le Monde, septembre 2023)
« Plus un travail est bénéfique à la société, moins la rémunération associée a de chances d’être élevée » (David Graeber dans « Bullshit jobs »). Sans aller jusque là, la corrélation entre utilité sociale et salaire n’est pas évidente dans nos sociétés.
L’héritage n’est pas seulement matériel : « Dès l’école primaire, les inégalités de performances scolaires selon la catégorie socioprofessionnelle des parents sont fortes. » (INSEE)
L’enjeu est d’autant plus important que, d’après certains économistes (Amartya Sen en particulier), l’éducation permet de mieux gagner sa vie mais aussi d’acquérir des « capabilités » , parmi lesquelles de nouvelles façons de réfléchir, plus d’influence sociale, de l’imagination voire de la résilience émotionnelle. (Wikipédia, en anglais)
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