Julie, professeure principale de la Seconde 4, professeur de sport
Kevin, proviseur
JULIE – On en est à... Simon. Bon, Simon ce n’est pas terrible, il a du mal : beaucoup, mais beaucoup de retards injustifiés, en particulier le matin, pas assez de participation, du bavardage, de l’inattention… Il y a un vrai problème de mobilisation.
KEVIN – Ah pour Simon j’ai un mot des parents.
JULIE – Encore un TDAH, je parie.
KEVIN – Non c’est un peu plus compliqué : ils appellent ça un « dérèglement circadien péjoratif ».
JULIE – Tiens c’est nouveau ça, qu’est-ce que c’est ?
KEVIN – Il y a une lettre du médecin… « dérèglement physiologique blabla se traduisant par un glissement croissant de l’heure du coucher et du lever… conséquences : insomnies, troubles de l’attention, difficultés au lever... » Si je comprends bien, il a un mot du médecin pour dire qu’il est en retard tous les matins.
JULIE – Il est gentil le médecin, on s’en était rendu compte.
KEVIN – Il ajoute que ça peut influer sur l’humeur.
JULIE – Oui, ça aussi on a constaté.
KEVIN – Tiens, ils ont joint un relevé de l’appli « À la RATP ».
JULIE – Comment ?
KEVIN – Euh, ce sont les élèves qui disent ça, c’est l’application « À la recherche du temps perdu ».
JULIE – Ah oui. Mais c’est interdit au lycée, ce truc.
KEVIN – Apparemment les parents de Simon ne se sentent pas concernés.
JULIE – Et le capteur, il est où ?
KEVIN – Je ne sais pas. Il n’a pas un piercing ou des lunettes, Simon ?
JULIE – Attendez que je me souvienne... si, il a un trombone dans le sourcil.
KEVIN – Grrmb, on ferait mieux d’interdire tous les piercings, ça serait plus simple. Tous ces machins miniaturisés, ça devient incontrôlable.
JULIE – Oui, mais on n’a pas le droit.
KEVIN – Ne m’en parlez pas. Ah, ils disent que c’est parce que Simon a été identifié en pré-décrochage l’an dernier. Pourquoi pas, mais j’aurais bien aimé être au courant. En attendant, regardez le relevé : sa journée moyenne fait trente-deux heures !
JULIE – Tout ça ! Comment il fait pour en arriver là ?
KEVIN – Par exemple, je prends le mardi : Français deux heures mesurées, huit heures ressenties, puis Anglais c’est pareil ! L’après-midi c’est mieux, une heure de techno, une heure ressentie, et vous le sport vous vous en sortez bien, deux heures mesurées, quarante-cinq minutes ressenties. Si on compte qu’il fait mmh… deux heures de jeu vidéo par jour, qui comptent pour vingt-cinq minutes, vous imaginez le gonflement des heures de cours pour arriver à trente-deux heures par jour ?
JULIE – C’est vrai qu’il est gonflant, Simon.
KEVIN (regardant le relevé) – Il y a aussi les repas avec les parents, ils font le double en durée ressentie. Ils se gardent bien de nous l’écrire, ça.
JULIE – Mais comment elle fait ses mesures, l’appli ? C’est sérieux, ce système ?
KEVIN – Je crois : le capteur analyse l’activité du cerveau, ça suit certains états cérébraux qui peuvent donner l’impression que le temps passe plus lentement. Notamment la douleur et l’ennui.
JULIE – Ah ! Comme Schopenhauer : « La vie est un pendule qui oscille entre la souffrance et l’ennui ». Il devait faire de sacrées longues journées, lui.
KEVIN – Mais pas de douleur chez Simon ?
JULIE – S’il avait mal, il dormirait moins bien en cours.
KEVIN – Non mais moralement ? Il est déprimé ? Il est harcelé ?
JULIE – Je n’ai pas l’impression. Et je fais attention, j’ai fait la formation sur la santé mentale des ados.
KEVIN – Pas de peine de cœur ?
JULIE (levant un sourcil) – Alors il ne m’en a pas parlé dernièrement, Simon ce n’est pas Victor Hugo hein. En plus, entre les retards et les absences, je ne l’ai pas beaucoup vu ce mois-ci.
KEVIN – Donc il s’ennuie. À crever manifestement.
JULIE – Comme tous nos élèves de Seconde en fait. Je pense que ce n’est pas ce problème de glissade circassienne, là, c’est simplement l’adolescence.
KEVIN – Vous savez, on lit partout que c’est bien de s’ennuyer, que ça stimule l’imagination… moi je suis contre. Je me suis ennuyé des milliards d’heures dans ma vie et je ne souhaite ça à personne. Attention, je ne dis pas qu’il faut se tartiner le cortex de conneries, le top 10 des meilleurs coups francs de l’histoire, je ne suis pas sûr que ça aide l’individu à s’accomplir.
JULIE – Ça dépend pour qui. Je vous ai déjà dit que mon fils s’appelle Cristiano-Ronaldo ?
KEVIN – Euh oui, bon, c’est vrai, mais vous c’est pour le boulot, c’est différent. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut se passionner pour quelque chose : se trouver complètement pris dans une activité au point de se réveiller des heures plus tard sans avoir vu le temps passer, c’est ça la vie ! On devrait faire juste ça et se reposer entre.
JULIE – Et qu'est-ce qu’il faudrait faire alors ?
KEVIN – Je ne sais pas, s’arranger pour que ça soit équilibré. Il faudrait qu’on ait pile les bonnes activités pour avoir des journées de vingt-quatre heures ressenties.
JULIE – Mais on n’aime pas tous les mêmes choses, chacun serait sur son petit créneau horaire, non ? Des créneaux élastiques en plus, en fonction de l’activité du moment ; on se perdrait complètement de vue.
KEVIN (embêté) – Oui, l’effondrement de la société, c’est un inconvénient.
JULIE – Dites, vous m’avez l’air d’avoir bien réfléchi au sujet, vous. Vous n’auriez pas un abonnement à la RATP ?
KEVIN (rougissant) – … Si.
JULIE (riant) – Et là, vos minutes ressenties elles sont comment ?
KEVIN (regardant son téléphone) – C’était un peu long au début, mais depuis qu’on parle d’autre chose, ça va mieux.
Ancrage dans le monde actuel :
John Menick, un artiste américain, a créé en 2000 une montre dont le cycle dure 28 heures. Mode d’emploi : « Chacun peut vivre à ce rythme et gérer le décalage de la manière qui lui convient ».
La température ressentie tient compte du vent par temps froid et de l’humidité par temps chaud. (Wikipédia)
Concernant la capture de l’activité cérébrale : « Une signature neuronale sensible et spécifique d’une émotion négative induite par une image » (PLOS Biology)
« Rythmes circadiens : remettre les pendules à l’heure », un podcast de France Culture qui évoque nos horloges biologiques ainsi que le rythme des adolescents
Le TDAH : le trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (INSERM)
« Quand l’ennui rend créatif » (Sciences humaines) et l’étude scientifique sous-jacente (University of Central Lancashire ; en anglais)
« En psychologie positive, le flow – mot anglais qui se traduit par flux –, ou la zone, est un état mental atteint par une personne lorsqu'elle est complètement plongée dans une activité et qu'elle se trouve dans un état maximal de concentration, de plein engagement et de satisfaction dans son accomplissement. » (Wikipédia)
Photo de Alex Guillaume sur Unsplash
Temps ressenti de lecture 37 secondes… plutôt un compliment, non ?