Voilà les comptes-rendus. Toujours passionnant ce congrès. Pas pu y aller, saleté de grippe, écœuré je voulais absolument écouter Pierre sur son sujet. Alors qu’est-ce que ça dit ?
…
Génial ! Il faut absolument que je le garde. Mais je suis au taquet, plein à ras bords ça commence à être compliqué, j’ai déjà vidé toutes les poubelles, qu’est-ce qu’il y avait déjà ? Le carnet : « pubs des années 80 : Cinq you la Cinq, Ovomaltine c’est de la dynamique, micro crapoto maousse costo... » il y en a des ribambelles, cinq pages de pubs, bien content d’avoir viré tout ça, pollution mentale. Et aussi : « déclinaisons grec, latin, exemples grammaticaux delenda Carthago τα ζῳα τρεχει, litanie des empereurs romains », scories scolaires. Viré l’arabe aussi « jamais décollé du présent de l’indicatif », gaélique pareil, j’ai gardé le turc, l’italien, les langues vivantes c’est sympa. Bon tout ça ne me dit pas où je fais de la place. J’ai pas des souvenirs moisis quelque part ? La frousse noire dans la chambre au grenier à Compiègne, non c’est trop structurel, si j’efface ça je me perds. La crise d’épilepsie de Mamie ? Non plus. Il y a des déchets nucléaires d’enfance qui deviennent des piliers, on construit autour, à cause de, si j’efface d’autres choses vont se casser la figure. Bon alors alors. Si j’effaçais des fiches perso, j’ai jamais pu me souvenir de tout ça, il y a bien une raison. Les prénoms des enfants des collègues, je me les suis littéralement imprimés dans le crâne, mais au fond est-ce que c’est important ? Bof bof j’hésite. Cette foutue mémoire qui n’en fait qu’à sa tête. C’est comme un chat ce machin tu vis avec depuis toujours mais il n’en a toujours rien à faire de toi, il fait son truc de chat. Ma mémoire c’est pareil, j’ai beau lui dire retiens ça c’est important, elle s’en tape elle préfère chanter l’ami Ricoré depuis quarante ans. Et des choix aléatoires : pourquoi trimballer avec moi depuis tout ce temps ce coucher de soleil avec mon frère et mon père. Non ça c’est pas aléatoire, c’était un moment de découverte, j’hallucinais que le soleil tombe si vite, un émoi presque scientifique déjà un émerveillement. Non j’ai des souvenirs anodins quelque part je le sais, des choses qui restent là sans raison, des morènes au bord du glacier. Tiens ce jour où ma cousine voulait me faire la manucure, elle repoussait la petite peau en U pour me faire les ongles longs puis elle a renoncé au bout de cinq minutes j’ai gardé mes ongles carrés. Poubelle. Oh ! Les cours de solfège ! J’ai un gisement là !
attends ne vire pas tout non plus il y a des choses intéressantes
oh je pourrai retourner voir si ça m’intéresse
toi tu dis que tu vas réapprendre le solfège sans être obligé
c’est vrai sûrement pas
donc tu tries
ok
… zut finalement ce qui ne m’intéressait pas s’est déjà tout viré tout seul. Par contre je vire le souvenir de mes profs, les teignes des soirs de semaine où j’aurais toujours eu mieux à faire même du grec tiens. Les cours d’instrument aussi y a pas de raison. Le conservatoire avec ses murs en nouilles de papier collé ça devait être plein d’amiante ça, je vire. Les heures d’attente qu’on vienne me chercher, je vire. Le jour où je me suis fait agresser sur le trottoir, je vire.
Est-ce que ça rentre ces comptes-rendus, non ça va être juste faut trouver encore de la place. Rha c’est trop long ! Je pourrais le noter comme avant, dans mes références, bien indexé mais ça ne va pas assez vite, d’aller chercher les infos ça coupe le fil des pensées le raisonnement l’intuition fait naitre un brouillard une idée gazeuse si fragile, la moindre distraction la dissipe puis si on se concentre on l’attrape comme dans un champ magnétique entre les rayons de l’attention et quelquefois on arrive à la cerner, à lui mettre des mots dessus et c’est la grande satisfaction, ça devient manipulable utilisable vérifiable.
Stéphanie me dit d’arrêter ça, que je me déshumanise. Le jour où elle s’est rendu compte que j’avais effacé les vacances à Malte, ce scandale ! Je ne sais pas comment ça c’était passé forcément j’ai effacé, mais j’ai quelques mots sur le carnet « gastro, foule de ploucs, chaud, bouffe grasse, morose » ça méritait la poubelle sans doute mais ça l’a secouée quand elle s’est rendu compte, elle a le syndrome de Diogène elle, elle est hypermnésique elle garde tout elle chérit tout jusqu’au moindre bibelot fêlé du quotidien, elle ferait bien de passer tout ça à grande eau. Moi j’ai toujours voyagé léger. Enfin elle m’a fait jurer de ne plus jamais effacer nos souvenirs communs, alors je m’en trimballe une pagaille trente ans ensemble ça produit. Mais bon faut rester humain malgré tout, c’est vrai qu’il y a des émotions qui partent avec les poubelles mais j’ai toujours fait attention à ne pas scier une branche où je suis assis. Enfin c’est plutôt un mikado, j’essaie d’enlever des bouts qui ne font pas bouger le reste, faudrait pas briser l’édifice fragile, c’est juste les rogatons de passé qui partent. Mais va savoir les liens entre tout ça, c’est tellement ténu il y a des fils de la Vierge qui flottent partout.
Ancrage dans le monde actuel :
« Saura-t-on un jour "effacer" les mauvais souvenirs ? » (The Conversation)
« Création d’un faux souvenir dans l’hippocampe » chez une souris, via une stimulation optogénétique (Science, en anglais)
L’article Wikipedia sur le syndrome de Diogène, accumulation compulsive
Sur ce thème, je vous invite à voir le film « Eternal Sunshine of the Spotless Mind » de Michel Gondry, c’est une merveille.
Ce texte a été écrit sur le modèle du flux de conscience, procédé littéraire cherchant à transcrire le processus de la pensée, employé par un certain nombre d’auteurs, en particulier James Joyce dans « Ulysse ». (Wikipédia)
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Eternal Sunshine ❤️❤️❤️ sans oublier aussi Vice Versa et ses souvenirs qui changent de couleurs quand Tristesse les touchent