Je prends mon élan. J’espère que Maman est toute seule, sinon l’autre va encore me saouler, je les ai tellement entendues ses réponses que je pourrais les réciter en dormant. J’entre dans le salon, ok Maman est seule. Je dis :
– Euh… est-ce que ça serait possible de m’acheter un blouson chaud ? Je voudrais un blouson chaud. Je ne grandis plus maintenant.
Ma mère lève les yeux de sa couture :
– Mais tu n’as pas ce qu’il faut ? Tu t’en sors bien avec les multicouches, non ?
– Et puis c’est bien plus pratique, on peut changer l’assemblage et utiliser les différentes couches toute l’année.
Ça n’a pas trainé, il ramène sa fraise l’autre, il nous a entendu de la cuisine. Il veut toujours qu’on utilise tout jusqu’à la guenille lui, tant qu’il y a moins de trous que de tissu, c’est bon. Maman reprend :
– Et tu dis toujours que le lycée est mal chauffé, là il te suffit d’enlever ta couche extérieure, comment tu ferais avec un blouson chaud ? Tu vas avoir froid.
– J’ai jamais froid ! Et j’en ai marre de prendre les pulls de Papa pour les sous-couches. Ils sont moches.
– Ce ne sont pas mes pulls, ce sont ceux de la famille, précise le Gardien de la Planète.
– Oui enfin c’est ta taille, répond Maman. Moi je ne peux pas les mettre.
– Mais Gab s’en sert aussi, dit-il.
– Seulement quand je suis en danger de mort, envoie-je. J’ai l’air d’un toxico là-dedans.
– Oui enfin ce n’est pas donné les blousons, commence-t-il.
Ça y est, il empoigne son téléphone. Le dérouleur de dissertation est lancé, s’il pouvait il se la ferait greffer sur la langue son appli fétiche :
– L’impact d’un blouson d’hiver est de 92 kilos-équivalent insecte sur la biodiversité et de 3200 litres d’eau. Donc c’est taxé au maximum, donc c’est cher. En plus c’est un usage spécifique, ça ne sert que quelques semaines par an, vu les températures qu’on a maintenant. C’est pas comme un pantalon ou des chaussettes.
– Vu les températures qu’on a maintenant, les chaussettes ça ne sert plus à rien, je rétorque.
– C’est vrai, on n’en met plus qu’en hiver, admet Maman.
Je le vois venir l’autre, il voudrait qu’on partage aussi les chaussettes, « c’est super, le partage, ça nous rapproche ». Pourtant je le vois bien quand il descend le linge sale à la buanderie de l’immeuble, elles lui piquent les yeux mes chaussettes. Moi je fais des efforts hein : je partage l’odeur de mes pieds mais on peut pas dire que ça nous rapproche. Celui-là si on l’écoutait, on partagerait les slips et les coton-tiges. Et ça continue :
– Déjà tu as de la chance d’avoir un téléphone à toi.
– Là pour le coup il s’en servent beaucoup à cet âge-là, intervient Maman.
– Oui, regarde, ça dit 40 % du temps, dis-je en dégainant le téléphone. Moi aussi j’ai une appli.
Il saute au plafond :
– Quoi ? 40 % ! Ca fait dix heures par jour !
– Ben oui, ça sert beaucoup. Tu sais pas ce que tu veux, toi.
Je le chauffe, il s’en rend compte. Il se passe la main sur le visage, il prend sur lui :
– Bon, c’est un autre sujet. Tu n’as qu’à prendre un manteau partagé, c’est ce que je fais, moi.
– Oui enfin l’autre jour il n’y en avait plus à ta taille, rétorque ma mère.
– Oh ça arrive une fois par an, d’habitude il y a toujours du monde qui télétravaille.
– Et puis ils sont claqués les manteaux de l’immeuble, dis-je.
– C’est vrai que les gens font moins attention quand c’est partagé, souligne ma mère.
– Non, c’est juste qu’ils sont juste trop moches, ils font saigner les yeux.
– C’est vrai que le style est moyen, reconnait mon père, mais au moins ils sont costauds. Forcément, ils servent tout le temps ! Il faut faire des choix.
– Quand même, on est capable de faire des choses solides et jolies, dit ma mère.
– Mais on peut les personnaliser les manteaux de l’immeuble, tu sais bien, il y a des aimants et des velcros partout. Regarde, je mets tous les jours le brassard que tu m’as offert pour mes quarante ans.
Argh, ce vieux machin d’il y a dix ans… je le supporte plus, ce slogan hante ma vie : « Nous sommes une partie du Vivant ». Mon père continue en roue libre :
– C’est dommage, les manteaux ne servent qu’une partie de l’année : tout le monde en a besoin en même temps. On pourrait les envoyer dans l’hémisphère Sud, pendant l’été. Il parait qu’il y a un projet de transport par cargos à voiles mais on ne sait pas si ça va marcher, c’est un peu long.
Exaspéré, je coupe :
– J’en ai marre ! J’ai l’air d’un con, par exemple Lucas en a eu un pour son anniversaire. Ce serait possible, une fois dans ma vie, d’avoir un truc neuf à moi ?
– Neuf en plus ! s’exclame mon père. Certainement pas, on n’est pas les parents de Lucas, nous. Tu ne voudrais pas une voiture tant que tu y es ?
– Hin hin lol, c’est interdit, je grince.
– Non, c’est les jets privés qui sont interdits, les voitures c’est juste hors de prix. Et c’est normal, tu as vu l’impact environnemental ? reprend-il en mode appli. C’est des tonnes-équivalents insectes. C’est une honte de mobiliser autant de ressources pour une utilisation aussi ponctuelle. Tu sais que les voitures appropriées roulent en moyenne 5 % du temps ?
– Ouaaais je sais, tu le dis tous les jours.
– Eh bien regarde, les manteaux d’hiver c’est pas tellement mieux : 8 % en hiver, 3 % en moyenne sur l’année.
Ma mère s’inquiète :
– Et que vont dire les voisins ? Qu’on n’a pas de sens écolo, qu’on est des égoriches, c’est la honte !
– Mais moi aussi « que vont dire les voisins » ! Vous savez ce qu’ils disent mes voisins à moi, au lycée ? Ils m’appellent « Ognon moisi » à cause de toutes ces couches de vieilles fringues.
– C’est mignon un ognon, et c’est tellement bon, argumente adroitement ma mère.
– Ah c’est pour ça que tes chaussettes piquent les yeux ! observe mon père.
Là je pète un câble :
– Non mais qu’est-ce que je vais faire avec vous, c’est pas possible ! Je vais finir par me casser, moi, j’irai en Angleterre tiens, là-bas au moins on peut acheter ce qu’on veut !
– Oui et ils ont un score environnemental calamiteux, répond l’appli qui parle. Le monde entier fait pression sur eux, ça ne pourra plus durer bien longtemps, tu peux me croire.
C’est toujours comme ça avec eux. Je leur parle de mes problèmes, ils me parlent des problèmes de la planète, l’esquive qui culpabilise ça me rend dingue ! Le sang me monte à la tête, je me lève d’un bond, je sors en claquant la porte à faire tomber les murs et en hurlant : ÉCOMMUNISTES !
Ancrage dans le monde actuel :
Un certain nombre d’objets ont un impact environnemental bien plus important lors de leur fabrication que pendant leur utilisation, ce qui incite à prolonger leur durée d’utilisation : les exemples du textile (Parlement européen) et du numérique (ADEME).
Proposition de loi visant à interdire les jets privés en France (Assemblée nationale)
L’économie de la fonctionnalité consiste à vendre l’utilisation d’un bien plutôt que le bien lui-même. (Wikipédia)
Exemple d’un réseau social proposant des prêts entre voisins, entre autres choses
Des applis calculent l’impact environnemental des produits : UFC-Que choisir sur les produits cosmétiques et ménagers, Yuka sur les produits alimentaires.
J’ai lu plusieurs fois qu’une voiture roule autour 5 % du temps en France (donc reste stationnée 95 % du temps) mais je n’ai pas retrouvé de source récente. La seule source sérieuse que j’ai trouvée est cet article du Parisien datant de 2013. Si quelqu’un a mieux, ça m’intéresse.
« La fiscalité carbone est généralement mise en place via une taxe ajoutée au prix de vente de produits ou de services en fonction de la quantité de gaz à effet de serre (GES) qu’ils contiennent (émis lors de leur production et/ou de leur utilisation). » (Ministère de l’écologie)
Pas vraiment le sujet, mais si « ognon » vous pique les yeux (ha !) : c’est une orthographe admise à l’occasion de la réforme de 1990. Pour plus d’infos sur la question, vous pouvez lire ceci.
Photo de David Dvořáček sur Unsplash