Je descends du bus, je tourne le coin de la rue, j’arrive devant le bâtiment. Je pensais tomber sur un genre de commissariat miteux, mais non, ça ressemble à un labo d’analyses médicales. La porte vitrée s’ouvre devant moi.
L’ambiance est morose là-dedans. Des gens sont assis sur des chaises, ils font tous la gueule. L’un d’eux, un jeune, propre sur lui, est livide. Je ne suis pas très rigolard non plus. Je pointe à l’accueil, on me dit de m’assoir là. Je me pose, à côté d’un type entre deux âges.
C’est long. En attendant, je lis une affiche au mur :
EMPATHY INCORPORATED
Contre la violence et l’intolérance,
mettez-vous dans la peau des autres.Prestataire assermenté
par le Ministère de la justice
Au bout d’un quart d’heure, un black en blouse blanche sort du couloir, vient chercher le jeune. Il éclate de rire en voyant sa mine :
– Alors mon grand, fais pas cette tête, c’est pas une tare d’être bronzé, tu vas voir !
Je les suis des yeux, intrigué. Mon voisin le remarque et me dit :
– Racisme. Ils vont le maquiller. Ça tient des semaines.
Je le regarde, il poursuit :
– Et vous, vous venez pour quoi ?
– Accident de la route.
– Ils vont vous faire quoi ? demande-t-il.
Je sors ma feuille fripée :
– C’est marqué Immobilisation.
– Ah oui, ça j’ai fait. En voiture ?
– Non, à vélo.
Une femme en chemisier, assise à côté de lui, intervient :
– Vous au moins vous avez vu ce qui s’est passé. Moi je savais même pas qu’elle était handicapée la fille !
– Qu’est-ce que vous avez fait ? je demande.
– Je l’ai chambrée, pas méchamment quoi, c’était de l’humour. Mais le juge a dit qu’au-delà d’un mois c’était du harcèlement. Et elle avait un trouble psychotique, je pouvais pas deviner. Elle a fait une tentative de suicide. Évidemment je voulais pas ça, on rigolait avec les collègues, c’est tout.
– Et pourquoi vous venez ?
– Je viens voir le médecin, je dois faire deux semaines de Spidoxx. J’ai une copine qui en prenait parce qu’elle avait des coups de mou, elle est devenue complètement flippée du jour au lendemain. Ça me fout un peu la trouille, ce truc.
– Ha ! Le médicament qui marche avant même qu’on le prenne ! rigole mon voisin.
– Et vous, je lui demande, vous venez pour quoi ?
– C’est spécial, répond-il en me regardant par en-dessous. Je viens pour un costume de gros.
– Grossophobie alors.
– Non non, ce n’est pas une peine, je suis volontaire. Ma sœur est obèse et je veux me rendre compte.
– Hein ? Mais vous allez faire ça combien de temps ?
– Deux mois pour commencer. En-dessous ça ne sert à rien, on ne prend pas d’habitudes.
A ce moment, une fille en blouse vient se planter devant moi et nous coupe :
– Monsieur Vélo ?
– Euh... oui, je réponds.
– Venez avec moi s’il-vous-plait.
Je la suis. Dans le couloir on croise le jeune de tout à l’heure, sauf que maintenant il est arabe et en larmes. Il est avec le même black qui parait moins commode, d’un coup, et qui lui dit :
– Ça il fallait y penser avant mon garçon. Mais si vraiment ça ne va pas, tu peux revenir voir le psy, il t’aidera à réfléchir à tout ça.
La toubib m’emmène dans un bureau. Il y a un brancard et un fauteuil roulant. Elle me dit de me déshabiller, me fait baisser, relever, stéthoscope et tout le tintouin. Pendant que je me rhabille, elle dit :
– Vous savez pourquoi vous êtes là ?
– Pour une immobilisation, c’est marqué.
– Vous êtes surtout là pour réfléchir. Vous vous souvenez que vous avez renversé une petite fille avec votre vélo en avril dernier ?
– ... oui.
– Le juge aurait pu vous mettre six mois avec sursis, vous avez de la chance de vous en tirer avec une période d’empathie.
– …
– Vous savez ce qui lui est arrivé à la petite ?
– Non.
– Une jambe dans le plâtre et un corset pendant quatre mois. Elle a eu de la chance aussi.
Elle se tait. Je regarde le fauteuil roulant. Je la regarde. Elle fait oui oui de la tête. Elle embraye :
– La loi vous épargne les douleurs liées à l’accident. Par contre vous allez vivre les suites, de l’intérieur. Je vais vous poser une attelle de jambe et un corset, que vous allez garder quatre mois, comme votre victime. Comme ça vous vous rendrez compte. Et encore, vous n’avez pas sept ans vous, vous n’avez pas besoin de courir toute la journée, ajoute-t-elle en me jetant un regard noir. Les dispositifs sont verrouillés, sauf entre dix-huit heures et dix-neuf heures, pour vous permettre de faire des exercices. Vous savez que les muscles fondent très vite dans un plâtre ?
– Oui, je me suis cassé le bras quand j’étais petit.
– Bon. Donc on vous conseille fortement de vous bouger pendant cette heure de liberté. Si vous ne le faites pas, vous serez obligé de faire de la rééducation après la fin de la période d’empathie et ça sera à vos frais. C’est clair ?
– Oui.
– Voilà le lien vers les tutos de renforcement musculaire. Si vous avez des crampes ou des douleurs, rappelez-nous. Si vous avez des démangeaisons, débrouillez-vous. Vous avez des questions ?
– Euh, c’est sans risque, je ne vais pas rester handicapé ?
– Vous êtes déjà dans le rôle, c’est bien : figurez-vous que c’est la première question qu’a posée le père de la petite fille. Non, c’est sans risque. C’est une décision de justice, c’est pas œil pour œil, dent pour dent. Autre chose ?
– Non.
– Un avertissement : si vous essayez de forcer les dispositifs, ça déclenchera un message sonore qui expliquera très fort toutes les dix minutes pourquoi vous les portez. Je vous déconseille, parfois les gens autour réagissent mal.
– Ah.
Une demi-heure après, je suis très en empathie quand, raide comme un playmobil, je fais butter le fauteuil trois fois dans le montant de la porte en essayant de repasser dans le hall d’entrée. Je sens son air satisfait dans mon dos. Heureusement la porte extérieure est automatique. Elle demande :
– Vous avez prévu de rentrer comment ?
– Euh, en bus.
– C’est mieux qu’à vélo, mais ça ne va pas être facile. Allez, soyez prudent sur la route, finit-elle en riant.
Ancrage dans le monde actuel :
Les équipements de simulation de la vieillesse et du handicap, utilisés en particulier pour la formation dans le secteur médical
Le mot grossophobie est entré dans les dictionnaires depuis quelques années, mais désormais on parle aussi d’âgisme, de handiphobie etc. (Wikipédia, Wiktionnaire)
Peines avec sursis, travaux d’intérêt général, mesures éducatives… il y a différentes peines de substitution à la prison (Vie publique), auxquelles on peut ajouter le stage pour récupérer son permis et, de façon plus rétro, l’humiliation.
Photo de Ferdinand Stöhr sur Unsplash
Bonjour Martin, ça ressemble un peu à la justice réparatrice ou « restaurative », le lien entre auteur et victime en moins.
Belle idée 🤗