Julia, Suzanne, Karim
Julia sortit la pince de son sac, en tremblant un peu elle coupa un premier fil. C’était l’instant le plus dangereux, celui des alarmes, des drones. Les trois silhouettes se recroquevillèrent dans le silence pendant cinq longues minutes. Puis Julia se risqua à couper deux autres fils pour ouvrir le passage. Ils traversèrent la clôture. Suzanne alluma sa caméra frontale. Ils s’approchèrent à pas de loup du long hangar. Dans la nuit planait une odeur lourde et fermentée. Une fois qu’ils furent arrivés à la porte, Julia sortit ses instruments et viola la serrure dans un déclic. Ils entrèrent.
Un faux silence régnait. En tendant l’oreille, ils percevaient un murmure de crissements millimétriques, d’anneaux visqueux glissant sur les feuilles, de mandibules qui mâchonnaient. Et quelques cri-cris. Karim cracha : « Je le savais ! Il y a des adultes ». Suzanne alluma sa lampe voilée et ils commencèrent à longer une première table d’élevage. Des branches étaient jetées sur un tapis blanc irrégulier. En s’en approchant, ils distinguaient les millions de larves blafardes qui escaladaient les branches, dévorant les feuilles sans relâche. De temps à autre, on voyait une sauterelle bondir hors du cône de lumière. Karim pesta : « Elles sont tellement à l’étroit, c’est barbare ! ».
Quelques mètres plus loin, Julia pointa une branche, Suzanne filma quelques secondes en murmurant : « Ce n’est pas la bonne plante, ça, c’est toxique, on ne peut pas les nourrir avec ça. On ne va pas les rater, dès qu’on mettra le film sur les réseaux, l’exploitant va plonger. Manger des insectes, c’est déjà dégueulasse, alors au moins il faut les traiter humainement. »
Sabrina, Léonard
L’avocate se leva, rabattit un pan de sa robe noire et commença : « Bien sûr, la science ! La science justifie tout ! Mais nous ne sommes plus au vingtième siècle, on ne peut plus se comporter de la sorte, on attend un minimum de respect voyez-vous, même de la part des scientifiques. Songez : une famille suivie pas à pas par un drone pendant des mois, vrombissant jour et nuit, enregistrant leurs activités, leurs heures de sommeil, leurs interactions, et envoyant toutes ces informations en permanence à des milliers de kilomètres de là ! Alors oui, bien sûr la science, mais mettez-vous un instant à la place de cette famille, ne seriez-vous pas révoltés vous aussi, ne seriez-vous pas à bout de nerfs ? Pour notre part, nous considérons que le mouvement d’humeur de Léonard est absolument compréhensible, d’autant plus qu’il est jeune et encore impulsif.
Par conséquent, non seulement nous refusons absolument d’indemniser l’Institut d’études maritimes pour la destruction du drone, mais nous demandons un million d’euros de dommages et intérêt pour atteinte à la vie privée. Apprenez, Mesdames et Messieurs les scientifiques, que les cachalots aussi ont droit à la tranquillité ! »
Simon, Agathe
Ils avaient fini leur dîner. Un petit repas en amoureux, c’était bien agréable. Avec la baby-sitter et cette bonne table, ça revenait un peu cher, mais c’était tellement rare de se retrouver à deux désormais ! C’était important pour leur relation. Simon disait toujours : « Surtout ne pas laisser le quotidien enterrer l’amour. »
Ils se levèrent pour aller payer. L’addition était un peu salée mais ils avaient très bien mangé, ça valait la peine. Agathe à son bras, Simon sortit son téléphone, le posa sur le terminal pour régler. Le petit bip retentit pour confirmer la transaction.
Il fut aussitôt suivi d’une sirène assourdissante, mêlée de beuglements désespérés, pendant qu’une voix vociférait : « SIMON CARNOT A MANGÉ DE LA VIANDE POUR LA TROISIÈME FOIS CETTE SEMAINE ! SIMON CARNOT... » Simon en laissa tomber son téléphone, qui continuait à hurler. Au centre de tous les regards, complètement affolé, il le pressa au fond de sa poche, mais le pirate avait dû débrider le haut-parleur et le bruit était à peine assourdi. Ils sortirent précipitamment du restaurant sous l’œil noir du serveur et les remarques acerbes : « Et le respect de la vie ! Viandard ! »
Théo, Andréa, Louis
C’était toujours délicat, mais Théo savait comment s’y prendre.
– C’est un moment terrible, et je suis désolé de devoir vous parler de ça maintenant : une autre vie est en jeu.
Andréa sanglotait, la tête dans les mains. Théo rassembla toute la douceur dont il était capable :
– Vous aimiez Louis, vous avez été un parent parfait pour lui. Ce n’est pas votre faute, sachez que vous ne pouviez rien faire, parfois on ne peut que subir. Mais maintenant, vous pouvez faire quelque chose : vous pouvez aider quelqu’un d’autre, un autre parent qui s’inquiète. Avez-vous envisagé la possibilité d’un prélèvement ?
Andréa le regarda de ses yeux rougis, sans comprendre. Théo reprit :
– Un prélèvement d’organes, pour en aider d’autres comme votre Louis. Pour qu’ils aient une belle vie, qu’ils soient épanouis socialement.
Voyant qu’Andréa fronçait les sourcils, Théo fit une pause, puis reprit :
– Pardonnez cette question un peu personnelle : vous avez fait des implants, non ?
Andréa rougit derrière ses larmes et acquiesça. Théo dit :
– Je ne vous juge en rien, j’ai des proches qui l’ont fait aussi, c’est juste pour vous faire comprendre : la chirurgie esthétique peut améliorer considérablement la qualité de vie. Louis était très beau, il avait une crête magnifique et vous savez que, chez les iguanes, c’est essentiel pour attirer les femelles.
Andréa étouffa un sanglot.
Ancrage dans le monde actuel :
La biologie considère aujourd’hui qu’il n’y a pas de différence de nature entre l’humain et les animaux mais seulement une différence de degré. Nous partageons en particulier nos mécanismes biologiques de base, notamment génétiques et épigénétiques. Au-delà de ça, les diverses versions du « propre de l’homme » semblent tomber les unes après les autres : la conscience, la culture, la théorie de l’esprit, le rire, la compassion… peuvent se retrouver chez les grands singes mais aussi chez d’autres mammifères et des oiseaux.
On s’attendrait au développement de l’antispécisme mais ce n’est pas évident, malgré les vidéos de l’association L214 (par exemple sur le broyage des poussins, attention ça peut choquer). D’autres vont plus loin et parlent du cri de la carotte. Pendant ce temps, le nombre de chasseurs diminue (Wikipédia).
« Les Coréens, adeptes de chirurgie esthétique pour… leurs animaux », Science et avenir
« Les chirurgies esthétiques sur les animaux seront désormais interdites », Radio Canada
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