Sarah se frotte les yeux, se rassoit au fond de son siège. Toute une nuit à pister son gibier, c’était plus long que d’habitude, cette chasse au troll. Pourtant, celui-là a suivi un schéma assez banal : il a commencé par soumettre une fausse identité et très vite l’IA a capté que le passeport était photoshopé. C’est là que Sarah a récupéré le dossier. Elle y a passé un moment, il efface bien ses traces, l’animal, mais maintenant, au petit matin, elle a fini le boulot : elle a la preuve qu’il a pris une fausse identité à Malte. Ça marche fort, les paradis numériques, à cent euros par an, ça ne fait pas cher, surtout quand c’est le gouvernement russe qui paye.
Sarah savoure un ristretto bouillant et le sentiment du devoir accompli. Mais comme à chaque fois elle a un sentiment d’impasse : rien ne changera tant qu’on ne fera pas plier ces pays. Tant pis, elle a fait sa part.
Ce n’était pas le cas le plus compliqué : pour polluer les réseaux sociaux ouverts, son troll est obligé de rester sur le web standard, alors que tous les vrais truands sont partis sur le darknet, où ils prennent le thé avec les terroristes, les révolutionnaires et les démocrates opprimés. Les gros poissons nagent en eau trouble.
A côté de ça, les citoyens lambda ont accepté la nouvelle situation, ce qui a permis d’endiguer l’expression de la haine ordinaire : le regard des autres fait le travail. Retour à la case PMU, où les pochards sexistes se font recadrer par la patronne.
Six mois plus tard
Sarah lit à haute voix l’alerte de la maison-mère et relève la tête. Ses collègues sont ébahis. Avant qu’on lui demande, elle relit distinctement : « PRIORITAIRE – Les serveurs de Pornidable ont été piratés, le fichier d’identités est en consultation libre. » Pornidable, le géant du porno, une multinationale ultra-sensibilisée à la cybersécurité !
Déjà certains collègues sont sur les réseaux : l’impact est immédiat, les révélations s’empilent, gonflent en tsunami. Des myriades de responsables, de candidats, de people sont compromis.
L’équipe est prise à contre-pied : elle attendait des attaques sur le système public, réputé moins solide. Le fichier national d’identification, imposé par la fin de l’anonymat, est depuis longtemps dans le collimateur des dictateurs du monde entier : démontrer qu’une démocratie n’est pas capable de protéger ses citoyens, c’est un bon coup en matière de déstabilisation. Mais non, Kivala tient bon. L’équipe ne donnait pourtant pas cher de cette licorne publique créée juste après la loi. Finalement on dirait que le pays commanditaire a préféré démontrer que les élites occidentales sont décadentes.
Un an plus tard
Depuis des mois qu’elle travaille sur le crédit social numérique, Sarah n’a jamais testé « Combien tu vaux ». Elle entre son nom, envoie. Ça mouline vingt millisecondes dans un serveur sur le cercle polaire, puis surprise ! Il y a un résultat. Elle sait pourtant qu’il n’y a rien à ratisser : elle ne publie rien, ne commente rien, elle n’existe pas sur les réseaux, elle est bien placée pour prendre ses précautions. Malgré tout le site lui attribue une note de 4,2, avec la mention « Très bon internaute ».
Elle fronce les sourcils, clique sur « Détails » et arrive sur la liste des éléments notés. Plus de trois cents au total. Elle parcourt le tableau, fait la moue quand elle arrive à la colonne « Date » : des messages de son adolescence, qui lui étaient complètement sortis de la tête. Il va falloir activer le droit à l’oubli. Elle soupire : « Combien tu vaux » est basée aux îles Caïmans, il n’y a pas d’accord de coopération. Ça va prendre du temps, autant le faire tout de suite. Elle s’apprête à fermer la fenêtre des résultats, mais remarque, tout en bas du tableau, quelques dates récentes. D’où ça sort, ça ? D’un forum de joueurs… Il va y avoir une séance d’explications à la maison ce soir.
Ancrage dans le monde actuel :
Deux articles sur les usines à trolls russes : France24 et The Conversation
Les IA deviennent performantes en lecture d’images : l’exemple des radios des poumons (en anglais)
Les articles Wikipédia sur les paradis fiscaux et les pavillons de complaisance
La loi impose depuis 2020 aux opérateurs de sites porno de vérifier correctement l’âge des internautes.
Les forums évaluent leurs contributeurs : un exemple sur Universfreebox
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