Alors, qu’est-ce qu’il m’a choisi celui-là ? Échinoderme c’est pas banal. C’est quoi déjà ? Oursins, étoiles de mer, crinoïdes ça je connais pas. Ah, un animal fixé, pas facile, il ne se passe pas grand-chose, tout dépend de ce qu’il y a autour. En voilà un qui pousse le jeu à ses limites. Mais la mer est un désert plein de tragédies. Enfin il va falloir les lui amener les tragédies, puisqu’il est fixé. Peut-être lui donner des épisodes et il reconstruit les tragédies tout seul, ça peut être intéressant. Il parait que le cerveau est fait pour fabriquer des histoires cohérentes à partir de morceaux épars.
Alors, comment elle lance la partie l’IA ? Oui, au stade larvaire c’est du plancton, donc là c’est mobile, d’accord. Elle lui invente une longue dérive, avec ses copains. Bon, la vie sociale des planctons, c’est un peu tiré par les cheveux mais ok, il faut bien qu’il se passe quelque chose. Par contre, la prédation, la peur, la joie diffuse des courants chauds, très bien. La plaque de moules, le grand danger d’anéantissement collectif dans les filtres géants, il s’en sort de justesse, bonne péripétie, ça met de la tension.
Sa production s’améliore à l’IA, on sent le saut qualitatif depuis qu’ils ont mis à jour les process de créativité. Arthur m’a expliqué l’autre jour, ils testent une nouvelle voie : la détection de schémas communs dans une base d’articles encyclopédiques, une approche par analogie en fait. C’était quoi déjà, son exemple ? Oui, les interactions entre les gènes dans la cellule, on peut dire que c’est comme un mobile : dès qu’on touche à un élément, on modifie l’équilibre d’ensemble. C’est puissant l’analogie, c’est le propergol de la créativité.
Enfin là l’IA se limite à personnifier le plancton, c’est un peu usé comme ficelle narrative. La difficulté c’est de mettre le joueur vraiment dans la peau de son avatar, de lui faire capter l’univers à travers ses yeux. Quand l’avatar a des yeux. Il faut une sacrée empathie pour imaginer comment tous ces avatars perçoivent le monde, et là l’IA se retrouve un peu juste. Elle est à l’aise pour aller piocher dans les modélisations et poser le paysage, mais pour l’empathie c’est pas ça.
Par contre c’est toujours mieux qu’au début, pff quand je testais les premières parties, bon sang il y avait une quantité de déchets ! C’était l’approche en mode Biodiversité à l’époque, on essaie tout au hasard et on garde ce que les testeurs notent bien. Alors forcément j’en ai fait des parties moisies, des kilomètres hein. Mais bon, j’en ai profité, pas débile, je prenais des notes, je conservais ce qui marchait, les retournements de situation, les fenêtres qui s’ouvrent subitement sur autre chose, qui changent tout le paysage, et aussi les chausse-trappes, les erreurs qui tuent un univers, les raccourcis flemmards, les Oh mais ce n’était qu’un rêve. Je me suis formé, à tester toutes ces bouses.
Ça m’a permis de devenir prompteur-enchâsseur, et ça c’est beaucoup mieux : surveiller le fil de la partie tissée par l’IA, voir quand ça devient pauvre et toc ! insérer la pépite qui relance le récit, qui lui donne une autre dimension. Mais ça c’est la version Premium, il faut payer, la version gratuite c’est l’IA seule. C’est toujours l’humain qui coute. En même temps, les joueurs disent que ça apporte vraiment quelque chose, donc tout le monde est content. D’ailleurs Arthur dit que Portrait chinois fait les meilleures ventes de l’année, tant mieux, nous les scribouillards on sert encore à quelque chose.
Bref, le plancton ça a l’air de marcher, je laisse l’IA gérer, qu’elle me sonne quand il sera adulte et fixé.
Suivant, qu’est-ce qu’on a là ? Un litre de gaz réfrigérant dans le circuit d’un frigo. Ils me l’avaient jamais fait, ça. Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir raconter ? Bon, au fond c’est comme les objets du quotidien, qui assistent à la vie de la famille. C’est pas si compliqué en fait : les grands moments habituels, les naissances, un divorce peut-être, et puis les péripéties, les coupures de courant, tout ça.
Sans doute aussi l’évolution de la bouffe, qu’est-ce qu’ils mettent dans ce frigo ? Un petit quelque chose de sociétal, ça donne de la profondeur. Une fois j’ai fait le cigare de Winston Churchill, ça c’était du récit, de l’histoire avec un grand H ! La joueuse était ravie d’ailleurs, et on a gardé la trame dans la bibliothèque pour les suivants.
Mais le gaz, là, c’est pas seulement un gaz, quand il est comprimé il est liquide. C’est intéressant ce changement d’état, comment on arrive à le rendre dans le jeu ? La combinaison haptique va faire une partie du boulot, comprimé-chaud, détendu-froid : forcément l’état physique du joueur va changer sa perception. Mais il faut ajouter de la narration. Peut-être un état émotionnel, oui plus intense, vénère quand il est comprimé, et relax-mou quand il passe en phase gazeuse. Un peu bipolaire finalement. Voilà l’IA, t’as qu’à partir avec ça, je reviens tout à l’heure.
Hop, suivant. Une notion nouvelle : la saudade fictionnelle, c’est-à-dire la nostalgie qu’on a d’un univers fictif et des personnages auxquels on s’est attaché, oh c’est bon, ça ! Elle a fait une trouvaille, elle !
Par contre c’est sacrément abstrait comme avatar. Dans quel univers elle va se balader celle-là ? Dans un manuel de lycée ? Dans les forums de discussion littéraire ? Dans les conversations ? Dans les têtes. C’est ça le mieux. Comment elle surgit dans la conversation, où, qui en parle ? Comment elle se diffuse, comment elle s’implante dans les réseaux de neurones ? Comment elle s’installe dans la langue ?
Bon, l’IA va être complètement larguée, on est sur un terrain nouveau. Comment ça commence tout ça ? Un frère et une sœur, adultes, ils discutent d’un bouquin qu’ils ont adoré. Ils racontent le moment où ils reposent le livre, cette espèce de regret alors qu’ils sont à peine sur le seuil. Ils sont emballés de partager ce sentiment. Le lendemain, le frère fait un message à la sœur, il parle de saudade, il a des copains portugais. Elle ajoute le fictionnelle, elle a creusé la question elle aussi.
Puis il y a la diffusion : le cercle d’amis, le petit club de lecture informel, les super-diffuseurs, allez l’IA, analogie avec l’histoire du virus de l’autre jour, c’est parti, en mode Epidémie !
Ancrage dans le monde actuel :
Certains jeux vidéo mettent l’accent sur la petite vie et les actions de l’avatar plus que sur un fil narratif fort : par exemple les Sims ou Subnautica. Le jeu Zelda - Breath of the Wild suit partiellement la même logique, puisqu’une grande partie de son intérêt est d’explorer le paysage.
Un article passionnant sur l’attrait des mondes imaginaires, selon lequel des recherches en neurosciences montrent que le circuit de la récompense dans notre cerveau est activé par l’exploration d’un nouvel environnement (The Conversation). Autrement dit, le gout pour les mondes imaginaires est lié au plaisir de la découverte.
Constamment en recherche de sens, le cerveau aurait tendance à construire des histoires à partir d’éléments épars. A ce sujet, voici une intéressante carte des biais cognitifs, avec un bloc intitulé « Nous avons tendance à percevoir des histoires et des motifs même parmi des informations éparses » (Wikipédia). Sur le même sujet : « Le cerveau perçoit-il (vraiment) la réalité ? » (Slate)
Certaines cultures ne voient pas les objets comme nous, notamment les religions animistes. Par exemple, le shintoïsme attribue à des objets naturels (rivière, vent...) un kami, une divinité, un esprit (Wikipédia).
Autre approche sur le même sujet : les auteurs de cet article proposent de donner droits aux objets (Usbek & Rica).
Une combinaison haptique transmet des stimulations tactiles, s’adressant au sens du toucher comme l’écran s’adresse à la vue.
Et si vous étiez un microbe ? Plague Inc, un jeu où le but est d’exterminer l’humanité (dans l’hypothèse où elle ne s’en charge pas elle-même).
D’autres textes de cette newsletter sur la construction collective d’objets et d’univers virtuels, et sur les aventures précédentes de notre écrivain avec l’IA.
Photo de Yann Jacobsen sur Unsplash