François me demande :
– Et, Boris, pouvez-vous nous parler de la façon dont vous avez obtenu vos badges ?
– Bien sûr, réponds-je. Le badge Curiosité, c’est très classique, c’est l’IA de mon ordinateur qui me l’a attribué sur la base de ma navigation internet. Par contre, le badge Créativité m’a été attribué par les pairs. C’est le CIRC, vous devez connaitre, le Collectif informel des rédacteurs créatifs, qui est apparu quand les IA d’écriture ont inondé les réseaux. Un de ses objets est de promouvoir la créativité humaine.
Il jette un œil à la tête chercheuse, penchée sur son écran derrière, presque hors cadre de la visio. Elle acquiesce tout en continuant ses vérifs à toute vitesse. Rassuré, il regarde de nouveau la caméra :
– Oui, bien sûr, fait-il l’air gourmand. Et pour quel motif particulier vos pairs vous l’ont-ils attribué ?
– C’est un processus au long cours : comme indiqué dans mon CV, je mets sur les réseaux des productions depuis plus de dix ans. C’est assez varié, par exemple depuis quelques mois j’alimente régulièrement le Wiktionnaire des néologismes, j’ai dû ajouter une centaine d’entrées. Forcément, à la longue, quand on s’investit dans ce genre de champ, on s’intéresse à ce que font les autres, on finit par lier connaissance. Et au bout d’un moment j’ai demandé le badge.
– Mais ce CIRC, c’est une institution, ça a une existence légale ? demande Mélanie méfiante, autant à moi qu’à la tête chercheuse.
– Je vous rassure, moi non plus je ne voulais rien d’institutionnel, et comme son nom l’indique, le CIRC est un collectif, c’est spontané et protéiforme. Ils n’ont même pas de charte de bonne conduite.
La tête chercheuse opine, tout va bien. Mélanie reprend :
– Et votre badge Esprit libéré/délivré, comment l’avez-vous obtenu ?
– Ça c’est à l’occasion d’un potlatch idéal, une espèce d’échange compétitif de cadeaux qu’on tient de temps en temps, la dernière fois c’était pour la Saint-Maclou, à la mi-novembre. En fait on s’échange nos meilleures idées. C’est presque un match de créativité finalement.
– Et qu’est-ce que vous avez offert ?
– Des néologismes, c’est ce que je fais en ce moment. J’en ai donné beaucoup, c’est un potlatch, il faut de la quantité, mais je crois que c’est grâce à acroximatif et thanaturge que j’ai eu le badge .
– Intéressant… et qu’est-ce que ça signifie ?
– C’est une paire de mots-valises, l’un utile et l’autre pas. Évidemment je préfère l’inutile, c’est thanaturge : dans un monde où les émotions pourraient se transmettre directement de cerveau à cerveau, c’est le nom qu’on donnerait à une personne chargée d’apaiser les échanges entre les proches à l’occasion d’une euthanasie. Une sorte de modérateur émotionnel, en fait. C’est fabriqué à partir de thanatos, la mort en grec, et de thaumaturge, faiseur de miracles. C’est un peu spécifique, je reconnais.
– Très créatif, approuve Mélanie. Et l’autre néologisme ?
– Celui-là est plus simple. Acroximatif signifie simplement acronyme approximatif. Par exemple, le poste auquel je candidate aujourd’hui, Mad Skills Officer, ça pourrait donner l’acroximatif MASKO. On n’est pas jour de potlatch mais je vous l’offre, ça me fait plaisir ! finis-je en riant.
Je fais mouche, ils font un petit sourire. Au même moment, la tête chercheuse quitte son écran des yeux et dit quelques mots, que je n’entends pas. François lève un sourcil, tourne la tête, puis va la voir. Mélanie me dit :
– Je vous demande une minute.
Elle coupe le son. Je les vois discuter. Elle se lève à son tour, lit ce que la tête chercheuse montre à l’écran, regarde dans ma direction. François secoue la tête. Ils échangent quelques phrases puis reviennent s’installer. Le son revient :
– Boris, vous nous avez caché quelque chose !
– …
– Vous avez un diplôme !
Je suis frappé par la foudre.
– Co… comment, mais non, me défends-je faiblement.
Il assène :
– Si, vous avez une certification pour une formation de comptabilité analytique de trois mois à l’école des comptables de Cherbourg ! Ça, c’est impossible, Boris, on a fermé les yeux sur votre stage de char à voile à Noirmoutier, mais là non !
– Attendez, je vous explique : c’était dans le cadre d’une démarche de curiosité ! Je n’adhérais pas à l’esprit !
– C’est trop facile, Boris, enfin trois mois c’est beaucoup trop, et en comptabilité analytique en plus ! Quoi de moins créatif, de moins libéré ?
– Justement, c’était pour tâter d’une discipline aussi enfermante que possible, réponds-je, je voulais ressentir ce que ça faisait !
– Il fallait nous le dire, et vous savez bien que, pour un poste de Mad Skills Officer, c’est impératif d’être aussi débridé que possible, il faut absolument penser hors des clous, or c’est complètement incompatible avec un diplôme formel, vous ne vous en rendez pas compte mais ça vous a formaté l’esprit ! Boris, la petite créativité de tous les jours, l’idée sympa inspirée du voisin, c’est le travail des IA désormais. Nous, ce qu’il nous faut ce sont des innovateurs de rupture, des mediums presque ! Les mad skills ce n’est pas un hobby du dimanche, Boris, c’est une manière d’être !
Exaspéré de recevoir une leçon sur mon propre terrain, je rétorque :
– Et tout ce que je vous ai montré, toute cette activité sur les réseaux, cette reconnaissance des pairs, ça compte pour rien ?!
– Si, c’est très bien, convient Mélanie, mais notre entreprise a une politique très stricte sur les mad skills, et nous excluons par principe tous les diplômés, nous ne pouvons pas prendre de risques. Merci Boris.
Ulcéré, je crache avant qu’ils coupent :
– Je ne vous donnerai pas le badge Esprit libéré/délivré ! Psychorigides !
Je me retrouve devant mon écran noir, hors de moi. Dire que je me prépare depuis toujours, j’ai tout fait comme il faut, j’ai même raté le Brevet ! Ah cette école des comptables de Cherbourg ! Tout ce que j’ai enduré chez eux !! Et je leur avais dit de ne pas m’attribuer le diplôme, de m’effacer de leurs fichiers ! J’ai bien activé le droit à l’oubli, mais j’ai senti qu’ils n’étaient pas sérieux là-dessus. J’ai été négligent, et voilà : ils ne m’ont pas effacé.
J’aurais carrément dû prendre une entreprise d’effaçage pour qu’ils me sortent de leurs serveurs.
J’aurais dû prendre un hacker.
Ancrage dans le monde actuel :
Les mad skills, des compétences de créativité et de décalage, alias la débrouille et l’improvisation, apparemment promises à un grand avenir face aux transitions massives que l’on connait :
« Les mad skills, au cœur des métiers de demain ? » sur TheConversation
« Mad skills : quand votre boite veut que vous soyez bizarre, mais pas trop quand même » sur Usbek & Rica
Les open badges sont l’équivalent de mini-diplômes qui valident des compétences ou des expériences, attribués par une autorité, des pairs ou par soi-même.
Les Écoles 42 forment des développeurs informatiques sans conditions de diplôme à l’entrée (Wikipédia).
Les IA créatives font des images (Midjourney, Dall.e 2) ou du texte. Pour mémoire, les chercheurs développant l’IA GPT-2 ont initialement refusé de la diffuser, de peur d’inonder internet d’infox (01net).
Non, potlatch n’est pas un néologisme (j’aurais été fier !), c’est un échange de cadeaux entre tribus amérindiennes, où chaque côté essaie d’impressionner l’autre par sa magnificence (Wikipédia).
Saint-Maclou existe en vrai, on le connaît mieux sous le nom de Saint-Malo (Wikipédia).
Pour voir un thanaturge en action, vous pouvez lire ceci.
Et sur le même sujet des (non-)diplômes, vous pouvez aussi lire ceci.
Photo de Andy Beales sur Unsplash
💯 sur la haine de la comptabilité analytique. La pire invention du XXème siècle 😅