– On va voir Mamie Flo ?
– On ira au toboggan ?
– Oui mon bonhomme.
– Ouais !! Attends, je vais mettre mes bottes !
Il part en courant. Je lui prends un gouter dans le placard de la cuisine. Il revient tout fier, ses bottes neuves enfilées au mauvais pied. Je l’assois à grand peine, il remue dans tous les sens. Je lui remets ses bottes comme il faut, lui donne son petit manteau, puis on part main dans la main.
Il jacasse sans cesse, je réponds alors qu’il est déjà parti à la question suivante. J’aime bien ces mercredis. Depuis que Florence est morte, je viens chaque semaine. Je passe des bons moments avec ce loustic, ça le change du périscolaire, ça arrange ses parents, tout le monde y gagne.
J’espère qu’il aura de bons souvenirs de moi. J’ai un bon souvenir de mes grands-parents, même si aujourd’hui on dirait qu’ils sont un peu raides. Ils étaient nés en 1920, ça fait plus d’un siècle.
Le parc est tout près, on y est en quelques minutes, malgré ses petites jambes. On entre du côté des jardins partagés. Il demande :
– On va s’occuper des légumes ?
– Est-ce que tu en as envie ?
– Non, je veux aller au toboggan !
– Bon, on y va alors. Mais après on ira prendre le gouter avec Mamie Flo.
– D’accord !
Quelques adultes jardinent avec des petits. J’ai lu que la production a pas mal augmenté, ça n’est plus seulement un hobby de bobos. D’ailleurs il n’y a pas que des bobos, le type là tout seul, manifestement il ne vient pas pour se distraire. Ah, oui, c’est un type du parc, il distribue le composthume.
Mon œil est attiré par un panneau fraichement posé juste à côté :
Programme de lutte contre les ilots de chaleur urbains –
Travaux du cimetière de la ConserverieDernière tranche de déminéralisation :
dépose des allées, des pierres tombales, démontage des murs.Valorisation des matériaux :
Gravats béton : concassage pour recyclage
Murs d’enceintes : démontage et réutilisation des moellons sur les chantiers de la ville
Pierres tombales : restitution aux familles ou réutilisation
Pour récupérer une pierre tombale, adressez-vous à la mairie (enlèvement à votre charge). Vous pouvez aussi lui donner une deuxième vie : faites-en don à la Ville, ou aux Monuments historiques dans le cas d’une pierre en marbre.
Charlie ne m’attend pas, il file au toboggan juste derrière. Mon petit bonhomme retrouve ses copains, monte comme un écureuil, descend, se jette dans la bousculade au pied de l’échelle, remonte, redescend, vient me confier son blouson tout rouge, repart comme une flèche.
Je regarde les gens dans l’amphithéâtre derrière. Quelques fragments de musique parviennent à traverser le vacarme des enfants, apparemment ça danse.
Au beau milieu de sa débauche d’énergie, Charlie vient réclamer son gouter. Je lui rappelle qu’on va le prendre avec Mamie Flo. Il a l’air un peu déçu mais accepte si on la cherche avec le téléphone. C’est d’accord.
On se dirige vers la stèle. On parcourt ensemble la longue liste des morts pour retrouver le nom de Florence, avec son emplacement. Charlie essaie de lire le mot compliqué à côté, je l’aide : « Humusation ».
– Ça veut dire quoi ?
– Ça veut dire qu’elle s’est transformée en terre.
– Ah oui, le papy de Toni aussi il a été terrifié.
– Voilà, c’est ça, réponds-je en riant, comme ça elle peut nourrir les arbres.
– Ah bon ? Les arbres mangent Mamie Flo ?
– Oui, les arbres mangent la terre, et Mamie Flo s’est transformée en terre.
Il s’accommode de cette explication et me réclame le téléphone. Je le lui passe. En face du nom de Florence figurent les coordonnées GPS de l’emplacement. Charlie flashe les chiffres, puis on se laisse guider.
On arrive au grand platane sous lequel ils ont incorporé son composthume. On s’assoit par terre, adossés au tronc. Alors que Charlie me réclame à boire, un rouge-gorge se pose dans l’herbe à quelques mètres. Il nous guette de son œil rond, escomptant un casse-croute. Mais pas d’insectes au gouter aujourd'hui. Déçu, il part à petits bonds jusqu’à la clôture derrière l’arbre, passe entre les mailles du grillage et disparait sous le lierre.
Charlie commente :
– Elle est marrante la tête de mort !
Sur la clôture est accroché un petit écriteau.
Je l’aide à lire à haute voix.
– Qu’est-ce que ça veut dire, Papy ?
– Ça veut dire qu’on n’a pas le droit d’aller par là.
– Pourquoi ?
– Pour éviter de déranger les animaux. Il y en a beaucoup ici, d’abord parce qu’on les laisse tranquilles et aussi parce qu’on a prévu plein de choses pour eux : pour les chauves-souris on a laissé les caveaux, des espèces de petites maisons des personnes mortes, elles aiment bien s’y accrocher la tête en bas pour dormir. On laisse aussi les arbres morts pour les chouettes, les pics et plein d’insectes, ils habitent dans les troncs creux. Pour les grands oiseaux, on laisse les personnes qui veulent les nourrir. Tiens, regarde là-haut, tu vois ces gros oiseaux noirs ? Ce sont des grands corbeaux. Tu as vu comme ils sont beaux ? Ils mangent les gens et les animaux morts, comme ça pas de gaspillage.
– Ils mangent les gens ?
– Ben oui, tu manges bien des animaux morts, toi aussi quelquefois. Le jambon ne pousse pas sur les arbres.
– C’est pas pareil.
– Ah bon ?
Il reste pensif. Je reprends :
– Quand j’étais petit il n’y avait presque plus de grands corbeaux. Il n’en restait que dans des coins perdus.
– Mais maintenant on en voit tout le temps.
– Oui, parce qu’on leur laisse ce qu’il leur faut.
– C’est bien.
Je regarde autour de nous. Je me souviens de l’enterrement de mes parents, il y a vingt ans, ici. C’était désolant, l’HLM sinistre des morts. Aujourd'hui jamais ce cimetière n’a été aussi plein de vie. C’est bien.
Ancrage dans le monde actuel :
Les ilots de chaleur urbains sont des élévations localisées des températures en milieu urbain par rapport aux zones voisines. (Wikipédia)
Pour contrer ce phénomène, Paris transforme des cours d’écoles et de collèges en oasis urbaines.
Réformer un cimetière, ça s’est déjà fait : à Paris déjà, le cimetière des Innocents a été vidé pour des raisons sanitaires. Les ossements ont été rangés dans les anciennes carrières de pierre souterraines, qui sont devenues les Catacombes. (Wikipédia)
Une page touristique sur de beaux cimetières au Royaume-Uni. L’absence de pierres tombales rend les lieux beaucoup plus verts.
Deux exemples du même ordre en France : le cimetière naturel de Niort, pensé pour réduire au maximum l’empreinte écologique, et le cimetière parc de Nantes.
L’inhumation comme l’incinération ont un impact environnemental : utilisation de bois, de produits polluants, émission de CO2. De façon inattendue, l’inhumation peut émettre globalement plus de CO2 que l’incinération. (services funéraires de la Ville de Paris)
L’humusation, autrement dit le compostage accéléré des corps, est actuellement interdite en France. Également interdite, l’aquamation utilise de l’eau très chaude et des agents dissolvants. (Wikipédia).
En attendant, vous pouvez demander un cercueil en carton, moins cher que les cercueils classiques. Ou alors un cercueil en osier, une urne biodégradable, une capsule fœtale alimentant un arbre... (Le Monde)
Dans certains sites au Tibet, on laisse encore les corps des défunts aux animaux sauvages. (Wikipédia)
Plus de 3500 arbres « habitats » ont été marqués par l’Office national des forêts en 2022-2023, pour conservation même après leur mort, afin de préserver la biodiversité forestière.
Les chauves-souris sont en danger. (Wikipédia)
Baptiste Morizot, philosophe, écrit sur la nécessité de cohabiter avec le reste du vivant : “Les Diplomates” (éd. Wild Project), “Sur la piste animale” (éd. Actes Sud).
Photo de Jill Dimond sur Unsplash
je conseille de regarder les réflexion et travaux d'un acteurs nantais qui oeuvre dans ce sens https://humosapiens.fr/
Amusant, je travaille maintenant à la modélisation des îlots de chaleur urbaine. C'est un joli texte, qui me rappelle les cimetières russes, pleins d'herbes folles et dont les tombes sont parfois entourées de bancs. Attention, toutefois, parce que de l'humusation à Soylent Green, il n'y a qu'un pas. Les rites funéraires sans fonction utilitaire sont une des signatures de l'humanité, non ? Merci pour ce texte.