On arrive. Gare du Midi. J’ai le temps pour un tour en ville, l’autre train est dans la soirée. Je pars à pied, je fais le touriste : la Grand-place gavée de monde, troupeau de selfies la bouche en cœur, la Galerie du roi Dagobert, les petites rues, la colline avec la grosse meringue de palais de justice et la vue sur le centre. C’est sympa Bruxelles, ça ne sert pas qu’à embrouiller la police ce petit voyage.
Au bout d’un moment j’ai fini de tuer mon après-midi, il est temps de repartir. Métro, retour à la gare pour prendre mon petit train, quarante minutes de trajet.
J’arrive. Je marche de nouveau dix minutes vers le centre, je me fourre dans un bar miteux d’une petite rue. Un demi et pof au fond d’une banquette, l’air de rien, le nez dans mon phone. Je mange un morceau, puis la nuit tombe, je pars retrouver Clèm.
Une rue calme, capuche noire, elle est là, sous un panneau interdit de stationner.
– Salut.
– Salut.
– Ça te dit de faire un tour ?
– Ok.
On se balade dans le début de nuit. A un moment, on trouve un banc dans l’ombre, on s’assoit, faudrait pas arriver crevés, il y a du boulot. J’en profite pour lui poser des questions à mi-voix :
– Ça fait longtemps que tu fais ça ?
– Deux-trois ans.
– Et tu ne t’es jamais fait agrafer ?
– Non. Par contre j’ai mangé de la lacrymo, plusieurs fois.
– Et qui organise, ce soir ?
– Les PENG, ou les CLOC, je ne sais plus.
– Hein ?
– Les Pédologues ENGagés, les CLOportes et Collemboles, répond-elle en dessinant les lettres dans l’air avec son doigt.
– C’est qui, tout ça ?
– Les PENG, ce sont des spécialistes du sol, ça s’appelle la pédologie leur science. Les CLOC, ils s’activent sur le sol aussi mais je crois que ce sont juste des citoyens, en mode Petites mains anonymes. Je ne connais pas tout le monde, on est nombreux : il y a aussi la Guérilla pour la LIbération des Sols INertes, la GLISIN, il y a les Solistes associés et même l’Association des contribuables. Et puis Lucifuge et la BAM, la Barre A Mine, les plus radicaux. Ça c’est le truc de Noh.
– Hein, Noh sera là ? dis-je.
– Oui. Elle apporte des carottes pour régénérer le sol.
– Des carottes ? Ah oui, pour les petites racines qui tombent et enrichissent le sol ? je m’informe.
– Non, ça ce sont les légumineuses. Là ce sont des carottes comme les carottes de glace qu’on sort de la banquise. Sauf que Noh fait le contraire, elle les met dans le sol : elle les fabrique en bio-impression 3D, elle empile tout ce qu’il faut dedans pour dépolluer, repeupler, enrichir : les chimistes, bactéries et champignons, les biologiques, collemboles, cloportes, les fougères, la moutarde pour ramasser toutes les cochonneries. Ensuite elle ajoute à la main les ingénieurs : vers de terre, fourmis… ça fait tout le kit pour relancer la vie.
– C’est poussé cette approche.
– On part de loin aussi, le sol est muré depuis des décennies sous sa croute d’hydrocarbures. Et puis ce n’est pas une débutante, Noh, rétorque-t-elle.
– Et pourquoi « la Barre à mine » ?
– Tu vas voir. De toute façon c’est l’heure. Viens, on y va. Plus un mot.
On se lève et on part vers la rue visée. On rase les murs, discrétion discrétion. J’ai le cœur qui accélère.
On arrive au coin. C’est une grosse artère, tapissée de stationnement des deux côtés. Clèm regarde l’heure, puis scrute la rue et chuchote :
– Ils sont là. Regarde là dans le recoin, et là-bas au fond.
En forçant les yeux, je crois distinguer des silhouettes. On attend. Après quelques minutes, un camion d’espaces verts arrive en silence, ça a du bon l’électrique. Il s’arrête en double file. Un instant stagne, puis devant lui, une voiture se met à clignoter, sort toute seule de sa place et va s’arrêter vingt mètres plus loin sur la chaussée. « Les hackers », me souffle Clèm.
Ils font vite : après quelques minutes, cinq voitures sont rangées sagement le long de la voie, libérant le stationnement. Alors, plouf comme par magie une trentaine de silhouettes sortent de l’ombre et s’approchent du camion. Nous aussi.
J’ai mon explication : un type accroupi dans la benne du camion distribue les barres à mine : « Faites sauter le bitume ». On se met à l’ouvrage. À trente, ça va assez vite, le revêtement est abimé, ils ont bien choisi leur endroit. Le plus dur c’est de trainer les plaques sur la chaussée. Mais il y a des costauds, en un quart d’heure c’est plié et le sol est à nu.
Les costauds gardent les barres à mine et entreprennent de forer des trous profonds pour les carottes de Noh. J’espère juste qu’ils ne vont pas toucher un câble électrique. Nous autres on rapporte nos outils au camion et on prend des griffes et des bêches. Tout ça se fait en silence, c’est bien huilé.
Tandis que certains grattent la surface pour ameublir, Clèm et moi on s’active pour creuser un grand trou. C’est long, je transpire à grosses gouttes, heureusement la nuit est fraiche. Comme on tarde, d’autres viennent nous aider. Une fois fini, on va chercher l’arbre dans le camion : un magnifique cerisier en fleurs, il est magique, même en pleine nuit. La motte est énorme, on doit s’y mettre à huit pour le porter. On le pose près du trou, on le fait glisser doucement, « Cassez pas la motte, il y a tout dedans ! » puis on le redresse, on pose le tuteur, on remet la terre, on tasse en sautant à pieds joints. Il doit pleuvoir à verse demain, ça finira le travail.
Levant la tête une seconde, j’aperçois à quelques mètres une petite silhouette, treillis cam sombre, qui glisse une barre verticalement dans le sol : c’est Noh qui plante ses carottes. À côté, deux autres silhouettes plantent un buisson : un framboisier. Elles ont des cheveux gris ; les militants ne sont plus seulement des jeunes chiens fous, tout le monde s’y met. Puis elles mettent un petit écriteau. Je vais jeter un œil : « Ceci est un framboisier, si vous le laissez tranquille, en juin vous aurez des fruits. »
Ça me fait penser, on allait oublier le nichoir ! Je cours au camion le récupérer, puis on le pose dans l’arbre avec Clèm. Il faut se mettre les riverains dans la poche, sinon tout sera enlevé en deux jours.
Je regarde ma montre : on est presque à quarante-cinq minutes, on atteint la durée critique, il va falloir décamper. Et là, j’entends un bruit au-dessus de moi et je prends une panique : quelqu’un ouvre ses volets au premier étage de l’immeuble. Un type ensommeillé regarde par la fenêtre. Je tire la manche de Clèm, qui lève la tête, les quelques autres autour de nous aussi, quelqu’un court au camion en urgence, évacuation !
Le type regarde et nous dit, jovial :
– Oh c’est super ce que vous faites ! Mais pourquoi vous travaillez la nuit, c’est pour faire une surprise ?
– Quoi quoi ? je bafouille.
– Vous n’êtes pas du quartier, vous ! On est en zone verdissante ici, allez demain à la mairie, ils vous prêteront une mini-pelle, ça sera plus simple !
Ancrage dans le monde actuel :
L’artificialisation des sols a de lourdes conséquences sur le climat et la biodiversité. La loi « Zéro artificialisation nette » impose de rendre à la nature l’équivalent des superficies consommées par les nouveaux aménagements. (Ministère de l’écologie)
Un podcast sur une initiative de débitumisation menée par les riverains (agence d’urbanisme Dixit)
« Climat : les actions chocs des militants écologistes servent-elles la lutte contre le réchauffement climatique ? » (France info)
« "Parler gentiment a montré ses limites" : face à la crise écologique et climatique, des scientifiques racontent pourquoi ils entrent en rébellion » (France Info)
L’article Wikipédia sur le Guerilla gardening, qu’on pourrait traduire par « jardinage sauvage », lancé dans les années 1970
Bien sûr, les noms des factions sont inspirés du livre « Les furtifs » d’Alain Damasio.
L’article Wikipédia sur la pédologie, la science des sols
La dépollution du sol peut se faire grâce à des bactéries ou des plantes (Wikipédia).
Un récap très clair de la faune du sol et des rôles de chacun (Planet vie)
Une vidéo de 3 minutes sur la bio-impression 3D dans un laboratoire de recherche à Nantes (France 3)
Pour suivre Clèm et Nolan dans des activités plus licites, vous pouvez lire ceci. Et pour en savoir plus sur cette mystérieuse Noh, lisez ceci et ceci.
Photo de Majharul Islam sur Unsplash