Ggh encore un matin visqueux. S’arracher du lit, réveiller Rose, se recoucher pour gratter une minute de sommeil. Finir par émerger, clampiner en zombie jusqu’à la cuisine. Café. Rhâ plus d’eau dans le réservoir, Rose a encore tout siphonné. Même pas le courage de râler, je presse mollement la mousse au mur, avec la tasse en dessous pour récupérer quelques gouttes. Mmbon il y a de quoi faire un fond.
Mais rien pour se débarbouiller. Heureusement j’ai fait un brin de toilette hier soir. J’irai au hammam après le boulot avec Pauline. La boite propose ça, ils disent que c’est pour passer des moments conviviaux entre collègues. Bon c’est surtout pour qu’on vienne de temps en temps au bureau mais ça marche bien, c’est pratique : plus personne n’a d’eau sous pression à la maison, trop de gaspillage. La Ville recycle les bâtiments à plein régime, en sobriété maximale.
Au début l’absence d’eau, je n’y croyais pas, mais ça s’est mis en place : toilettes sèches, l’eau dans les logements seulement pour boire, cuisiner et se débarbouiller. Ça remonte par les plantes dans les murs, ça goutte dans le réservoir. Les vraies douches, c’est aux Bains, c’est devenu un moment familial. Tout le monde en a profité pour récupérer les salles de bains, faire une chambre pour le petit dernier ou un bureau à louer à la journée.
Je sirote mon café à l’eau trouble quand mon tympan vrille : « Maman ! Mamaaan ! Mini a disparu ! » Sans lâcher mon jus de cerveau, je vais dans sa chambre : Rose est en transe, elle soulève les coussins, se jette sous le lit, court en désordre. La souris est introuvable. En déplaçant son bureau, elle finit par trouver un petit trou au pied du mur. Elle éclate en sanglots : « Elle est partie ! Je ne la reverrai jamais ! »
J’essaie de la rassurer tant bien que mal : « Mais si, elle va revenir, elle t’aime tu sais. » De grosses larmes dégoulinent sur ses joues. La voilà, l’eau de mon café. On stationne un moment dans cette bulle d’émotions et de décibels puis, pour qu’elle parte à l’école, je lui promets d’aller chercher la souris. Les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent, elle consent, reniflant comme un robinet ouvert.
Avant de partir, elle me fait jurer que je ne gronderai pas la souris, qu’elle ne fait pas exprès, que c’est comme ça les animaux, « elle veut juste jouer ». Mais ça ne me venait pas à l’esprit : aucune chance de caser toute ma contrariété dans un si petit crâne.
Rose partie, je m’habille en me demandant où peut être la bestiole. Je vais chercher, faire semblant un peu, je sais que c’est peine perdue : trouver une souris dans un ancien centre commercial, n’importe quoi. C’est tellement grand que les travaux durent depuis presque dix ans. En ce moment c’est juste derrière nos murs, merci le réemploi du bâti.
Ma crainte en fait c’est qu’elle ronge les réseaux de neurones. Si elle tombe sur une petite liaison, ça passera peut-être, mais si c’est une grosse tension, fricht merguez de souris. Le voisin, avec ses imprimantes 3D, il pompe une électricité incroyable, les liaisons doivent être grosses comme le pouce désormais.
Je sors, je regarde vaguement sur le palier. J’essaie de m’orienter, pour fouiner pas trop loin du trou dans le mur de Rose. C’est du côté des travaux. Je m’approche de la porte en métal au fond du couloir. Sans y croire, j’actionne la poignée. Bien sûr, c’est fermé. Rageuse, bam un coup de pied dans la porte. Magnanime, elle me casse un orteil et s’entrouvre. Elle devait être juste coincée.
Je pousse le battant et suis prise d’un vertige : on est au cinquième mais il n’y a pas de plancher. Je vois juste la structure nue, des poteaux et des poutres, qui délimitent des cubes vides en une immense grille 3D. Tout en bas il y a les tas de gravats récupérés en désossant le béton des murs et des dalles. Il paraît qu’ils en font des digues. Il y a du boulot, la mer monte chaque année. Enfin tout ça se paye : démontage, camions, un bruit affreux depuis des mois. C’est pour ça que l’appart était pas cher, on en a mangé de la nuisance.
Par contre on a pu dessiner les pièces. C’est l’avantage du nouveau système : seule la grille 3D reste en place, tout le reste est modulable. Il faut juste attendre que ça pousse. D’ailleurs au rez-de-chaussée, certains supports de cloisons sont installés et le sol est presque prêt. Au-dessus, dans la pénombre j’aperçois vaguement les fils précurseurs, en soie d’araignée parait-il, auxquels les lianes vont s’accrocher pour porter les planchers.
Je jette un œil autour de moi parce que le devoir avant tout, je suis là pour chasser la souris. Je fais quelques pas sur la poutre devant moi, longeant le mur. Il fait sombre, c’est poussiéreux, je suis maladroite, je tombe. Je me cogne durement le coude en tombant, tandis que la terreur arrête mon cœur. Je vis un instant infini jusqu’au quatrième étage, où, telle une mouche saoule j’atterris dans les fils d’araignée, qui ploient mais résistent.
J’en suis encore à trier ma peur, mon soulagement, ma chance et ma rage quand j’aperçois un petit museau blanc me regarder de la poutre du cinquième. La souris remue son minuscule pif rose, secoue ses moustaches puis saute pour me rejoindre. Elle veut juste jouer.
Ancrage dans le monde actuel :
« 80 % de la ville de demain est déjà là, sous nos yeux et c'est cette ville-là qu'il va falloir adapter d'ici à 2050 » : une citation tirée d’un podcast de France Culture sur la ville en 2050, à l’occasion de la sortie du livre de Christine Leconte et Sylvain Grisot « Réparons la ville ! Propositions pour nos villes et nos territoires »
La page de la Cité du design de St-Étienne sur le biomimétisme mentionne notamment l’Eastgate building, un immeuble à Harare au Zimbabwe, dont la régulation thermique est inspirée des termitières (schéma ici).
« Des chercheurs veulent vous faire habiter dans des mégastructures faites de mycélium » (Futurism, en anglais)
L’article Wikipédia sur l’évapotranspiration des végétaux
« 2022, année la plus chaude en France » (Météo France)
« Une nouvelle molécule gélifiante pour la culture de neurones en 3D » (CNRS)
Les bains publics peuvent aussi jouer un rôle de socialisation, comme dans la Rome antique ou au Japon (Wikipédia).
Avec la normalisation du télétravail, les entreprises cherchent à faire revenir leurs salariés dans les locaux en proposant diverses prestations : un exemple parmi beaucoup d’autres, avec conciergerie et salons de bien-être (Welcome to the Jungle).
Du fil d’araignée produit par des bactéries génétiquement modifiées (Les Échos)
Photo de Stephen Crowley sur Unsplash