Luxembourg, Cour européenne de justice, 2040 - Affaire « Virus contre G&G »
L’entreprise G&G, accusée, est représentée par une avocate portant la robe noire. De son côté, l’avocat de l’accusation porte un masque hémisphérique, hérissé de petites protubérances ; il représente l’innombrable famille des virus.
L’avocate de la défense se lève et prend la parole.
La partie adverse nous accuse – je cite la plainte – de « faire fonctionner une organisation industrielle délibérément orientée vers son extermination », mais aussi de « mobiliser des moyens sans commune mesure avec les menaces » et même de « commettre un génocide sans cesse recommencé ». Je vais contester ici différents éléments de cette accusation.
Tout d’abord, la notion de « génocide sans cesse recommencé », pour le moins fantaisiste, indique en creux que le génocide n’est jamais achevé. L’extermination évoquée par l’accusation paraît de ce fait une vue de l’esprit. Plus globalement, il faut souligner que les microbes existent depuis la nuit des temps et qu’ils ont survécu, sous une variété de formes proprement astronomique, à toutes les catastrophes que la Terre a connues. On peut donc être certain qu’aucun de nos produits ne provoquera jamais leur disparition.
Ensuite, j’attire l’attention de la Cour sur un point fondamental : les formes de vie dont il s’agit ici ont un fonctionnement très éloigné de celui des grands animaux. En effet, les microbes prolifèrent et périssent à des vitesses et dans des quantités difficiles à appréhender pour l’esprit humain. Ainsi, plus du tiers de la population mondiale de bactéries disparaît chaque jour, tuée par des virus spécifiques. De ce fait, les conséquences de nos vaccins et produits désinfectants, qui sont ici en cause, ne font rien d’autre que s’inscrire dans les ordres de grandeur habituels de ces espèces.
Par ailleurs, nos produits ont pour seul but de préserver la santé humaine. Les microbes, en particulier les virus, représentent de loin la première cause de mortalité dans l’histoire de l’humanité. Pensez à la grippe espagnole, au covid, au choléra, à la grande Peste Noire ! Un tiers de la population européenne balayée ! La destruction de masse n’est peut-être pas du côté que l’on pense. Or, comme toute autre forme de vie, Homo sapiens cherche seulement à survivre et proliférer. Les efforts de la médecine, auxquels nos produits concourent, ne sont finalement qu’une manifestation de cet élan vital. A ce titre, nous agissons en état de légitime défense immunitaire.
Enfin, et ce point est central, j’attire l’attention de la Cour sur le fait suivant : selon les scientifiques, les virus ne sont pas des êtres vivants. En effet, la définition d’un être vivant inclut la capacité à se reproduire de façon autonome. Or les virus en sont incapables, puisqu’ils doivent infecter les cellules et détourner leur machinerie interne pour proliférer. Donc, si les virus ne sont pas vivants, les détruire ne revient pas à les tuer. Il n’y a alors ni génocide, ni extermination.
Pour toutes ces raisons, nous considérons que l’accusation est sans fondement.
L’avocate de la défense se rassied. La juge donne la parole à l’accusation. L’avocat se lève ; les protubérances multicolores de son masque s’agitent doucement alors qu’il prend la parole en riant.
Ha ! C’est assez drôle de voir la défense nous démontrer par a+b qu’elle ne parvient pas à exterminer les microbes : en disant cela, elle reconnaît publiquement son impuissance à atteindre le but qu’elle s’est fixé ! Ses clients sauront certainement en tirer les conclusions qui s’imposent.
Plus sérieusement, nous voulons partager ici un certain étonnement : il est surprenant de voir la défense mêler l’ensemble des microbes en un ensemble indistinct, alors que, comme mon masque en atteste, nous sommes les virus. Quelle grossière erreur de la part d’une entreprise de la renommée de G&G ! On imagine pourtant que cette entreprise ne serait pas si prospère si elle ne savait pas faire la différence entre les virus et les bactéries. Nous gageons donc que cette confusion apparente a pour but de jeter le trouble dans l’esprit de la Cour, en employant à tort et à travers le terme péjoratif de « microbes ». La défense omet d’ailleurs de rappeler que nombre d’entre eux, en particulier les virus, sont bénéfiques pour l’homme ; nous y reviendrons. Quoi qu’il en soit, il nous paraît important de mettre en lumière cette tentative de manipulation.
En passant, c’est l’occasion de porter un message plus général : malgré notre immense respect pour les bactéries, et même une sorte de fraternité du fait des traitements que les humains nous infligent, de grâce cessez de nous confondre, nous sommes fondamentalement différents. En particulier, nous rappelons à l’entreprise G&G que la peste et le choléra sont causés par des bactéries et non des virus.
Autre point : G&G invoque la légitime défense. Ce raisonnement aurait pu tenir au XXe siècle, mais chacun sait que, depuis des décennies, les premières causes de mortalité humaine ne sont plus infectieuses : les grands fléaux qui vous accablent aujourd'hui sont dus à vos modes de vies sédentaires et votre alimentation inadaptée, votre pollution protéiforme et l’allongement inconsidéré de votre durée de vie. Sans même parler de la guerre. Autrement dit, vous êtes la cause de votre propre malheur. Ne rejetez pas cette responsabilité sur d’autres formes de vie qui, comme vous, ne cherchent qu’à prospérer.
Et justement, parlons de la vie : nous, les virus, sommes-nous vivants ? Voilà une drôle de question : oui nous détournons les cellules des autres êtres vivants pour proliférer, mais combien d’espèces s’appuient sur d’autres pour accomplir des fonctions vitales ? Un seul exemple : vous les animaux, êtes incapables de vous nourrir seuls des éléments de base de l’univers. Depuis votre origine même, vous exploitez les plantes, qui transforment pour vous les minéraux et l’énergie en matière assimilable. Là encore, le raisonnement de la défense repose sur des bases dépassées : la définition de la vie a été révisée, à l’initiative des exobiologistes, qui recherchent la vie dans l’espace. On définit maintenant les êtres vivants comme des structures dissipatives, capables d’autocatalyse, d’homéostasie et d’apprentissage. Où voyez-vous de la reproduction là-dedans ?
Et quand bien même les virus ne seraient pas formellement des êtres vivants, finalement il ne s’agit pas des virus, ni en tant qu’individus ni en tant qu’espèces, mais de la faculté de résilience de la vie dans son ensemble et, par ce biais, de sa perpétuation. Oui, nous les virus, nous existons depuis la nuit des temps, et figurez-vous que la part que nous jouons dans l’évolution est centrale : en infectant les autres êtres vivants, nous leur donnons de nouveaux gènes. Un seul exemple : un des gènes indispensables au développement du placenta est d’origine virale. Autrement dit, oui vous, la classe supposément supérieure des mammifères, vous n’existeriez simplement pas sans nous. Comprenez-vous notre rôle ? Quand cesserez-vous de vous prendre pour les rois de la création ? Quand aurez-vous enfin l’humilité de reconnaître que vous n’êtes qu’un élément dans l’immense mobile de la biosphère ?
L’avocat se rassied. La Cour se retire pour délibérer.
Ancrage dans le monde actuel :
Sur la personnalité juridique accordée à des éléments du vivant : « La rivière est-elle une personne (pour le droit) ? » (France Culture)
L’idée de droit des microbes vient de ce texte, qu’on doit au studio Design Friction à l’imagination vertigineuse (en anglais). Merci à Bastien Kerspern pour sa relecture attentive (et pour le jeu de mots sur la légitime défense immunitaire !).
Les plantes créent leur matière vivante à partir des minéraux et de l’énergie de l’environnement : elles sont autotrophes (Wikipédia). Les autres êtres vivants sont hétérotrophes.
« Le placenta, invention virale » (le Monde), où on apprend aussi que 8 % de l’ADN humain vient des virus.
« Les virus, vivants ? » (Le Monde)
Sur la notion de « vye » (lyfe en anglais) élaborée par les exobiologistes pour guider leurs recherches dans l’espace : « Exobiologie, il était une fois la vie… ailleurs » (podcast France Culture) et « Définir la vye dans l’univers : quatre piliers plutôt que trois fonctions » (journal scientifique Life, en anglais)
Sur les liens indissolubles des microbes avec tous les êtres vivants, voir le livre « Jamais seul » de Marc-André Selosse, déjà cité précédemment.
En France, les maladies infectieuses et parasitaires sont habituellement la troisième cause de mortalité, derrière le cancer et les maladies cardiovasculaires. (Wikipédia)
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