Bon ça c’est fait. Quelle heure ? 16h40, encore vingt minutes avant la liste. C’est pénible ce verrouillage, je voudrais enchainer. Qu’est-ce que je vais faire ? Un peu de veille tiens. Et me dégourdir les jambes.
– James, je vais faire un tour, mets-moi la veille en synthèse vocale.
– Bravo Stéphane, c’est complètement conforme à la charte RSE. Un sujet particulier ?
– Non, un 360 hors actus générales.
Il me fatigue avec ses commentaires le Jiminy Cricket. Enfin ça rend service hein faut voir ça aussi. Il lance la synthèse vocale pendant que je mets mon manteau et descends l’escalier. Ça va me faire du bien de bouger un peu, j’ai la carcasse endormie.
La veille commence par un nouveau matériau biomimétique, puis une nouvelle bactérie-qui-fait-plus-avec-moins, puis un nouveau mode de communication au boulot. Il y a un petit historique, ça parle du mail. Je pars en rêverie, le mail, cette plaie. Qu’est-ce qu’on en prenait, des Inbox entières dans la tête du matin au soir ! On était complètement dépendant. Qui aurait dit qu’on en serait là aujourd’hui : plus rien, même plus d’appli.
J’essaye de me rappeler comment ça s’est fait, il y a eu pas mal d’étapes. Ça a commencé avec les économies d’énergie, parce que les serveurs consommaient trop. On nous a demandé de faire du ménage, c’était un bazar là-dedans ! On avait tous des archives monstrueuses. Puis restriction sur les mails en copie, c’était quoi la phrase déjà ? « Mettre son N+1 en copie, c’est comme dire maison magique : dans la vraie vie ça ne marche pas ».
Puis bim les quotas : il a fallu réduire le nombre d’envois. Pas évident, ça, quand on avait un truc à se sortir de la tête en fin de journée avec tout le quota mangé. J’en ai préparé des brouillons pour demain ! Parfois j’avais fini mon quota dès 10 h.
Puis il y a eu le burn out Grande Cause de l’année en 2029, et c’est vrai que la casse devenait terrible. Ça vole en escadrille ces petites bêtes : le boulot se reporte sur ceux qui restent, le syndrome de l’hôpital ils appelaient ça. Les affiches disaient « Le mail premier facteur de stress au travail » et aussi « Plus de 30 mails par jour = risque accru de maladies cardiovasculaires ».
Et puis le coup de grâce : la Gen Z. Ils m’ont scotché les gamins, la grève du mail, rien que ça ! Ils sont arrivés avec leurs messageries réseaux, leurs vocaux, « Non mais je regarde pas mon mail » désinvoltes comme ça, sur un air de Ok boomer. Les vieux on en restait bouche bée, pour nous c’était comme de sécher le boulot de pas regarder son inbox.
Enfin tout ça a mis le truc par terre. Forcément il a fallu inventer autre chose, c’était le nerf de la guerre le mail. Alors il y a eu les réunions flash tous les matins. J’étais dans cette boite aussi où on nous a annoncé qu’il fallait se passer des mots sur des papiers, j’en croyais pas mes oreilles. J’ai eu la vision d’horreur, que j’avais à peine connu, les casiers qui débordent de paperasse tous les matins. Bon finalement non : on avait pris l’habitude de l’instantané, le papier c’était trop lent, finalement ça a juste réduit le flux de messages. Peut-être au fond c’est ce qu’ils voulaient. Peut-être qu’on communiquait trop.
Quand même il y a eu de gros loupés. La boite a failli y rester sur la malfaçon du pont SNCF. Et là, James m’énerve mais il faut reconnaître que c’est l’IA qui nous a sauvé. Ça a automatisé tout un tas de bricoles, les agendas surtout, c’était ingérable les réunions flash. On a évacué plein de choses. Tout ça avec une bonne dose de coaching d’orga, il a fallu accompagner, tout le monde était secoué par les changements. Si bien que maintenant on a la Liste. Tout Doux Liste elle disait une collègue, ça me faisait rire.
Tiens l’heure est passée, bon j’ai rien écouté de la veille. Il parait que rêvasser c’est bien maintenant. J’attends ma médaille, je suis champion du monde à ce petit jeu-là.
– James, qu’est-ce qu’elle dit la liste ?
– Tu as 27 éléments, dont 8 pour validation, 13 pour action, 6 pour information. C’est trop. La charte RSE impose que tu réduises. Je propose de supprimer la validation des compte-rendus, tu n’apportes pas grand-chose par rapport à ce que ça te coute en dispersion d’attention et en temps.
J’ai réglé James sur « Informel », j’ai jamais aimé les ronds-de-jambes, mais il y a des fois où ça me tape sur le système. Cela dit c’est vrai que j’ai du mal à lâcher, j’aime bien faire les choses propres. Enfin il a raison, comme souvent. Je valide la règle.
– Il y a autre chose : sur les dossiers de fourniture, Julien te pose souvent le même genre de questions, et tu réponds la même chose dans 84 % des cas. On est au-dessus du taux d’utilité. Vous avez un problème là, ça fait un an qu’il est arrivé, vos interactions ne sont toujours pas au point là-dessus. Il vous faut un flash coach sur votre mode de communication. Hypothèse la plus probable : problème de confiance, tu n’as pas confiance en lui donc il n’a pas confiance en lui. Je vous extrais des règles de décision sur la base des cas passés, je vous cale un point express avec le coach et tu le lâches là-dessus. La Grande Cause de l’année, c’est l’autonomie, n’oublie pas.
Et mon autonomie à moi ? Il m’énerve ! Il y a des fois, je te jure j’ai envie d’ouvrir le capot et d’arracher tous les fils. Bon sang… Enfin c’est toujours mieux que des mails.
Ancrage dans le monde actuel :
300 milliards de mails envoyés par jour en 2020, par plus de 4 milliards d’utilisateurs (Statista)
« Droit à la déconnexion : le droit à une vie après le travail », un article de Welcome to the Jungle rapportant des initiatives dans les entreprises : déconnexion des outils de communication numériques deux heures par jour chez Orange et l’APEC voire toute une matinée chez Intel, suppression des e-mails reçus pendant les vacances chez Daimler, accès aux serveurs bloqué la nuit chez Volkswagen… NB : c’était en 2019, donc avant le Covid, le télétravail et le surcroit de connexion qu’il a provoqué.
« Pourquoi le mail est si stressant, même si finalement il ne prend pas tant de temps que ça », un article de la Harvard Business Review, dans laquelle l’auteur souligne que, si le temps de traitement est limité, le stress concernant les messages en attente est, lui, constant. Par ailleurs, il prend le temps d’analyser deux semaines de mails reçus ; s’agissant d’un indépendant, les leçons ne sont pas généralisables, mais la démarche est intéressante. (en anglais)
En 2011, Thierry Breton, alors PDG d’Atos, voulait supprimer le mail en trois ans dans son entreprise. Mais, en 2013 : « La machine arrière d'Atos sur l'ambition "zéro e-mail" » (Le Monde).
« La génération Z va-t-elle tuer les boites mail ? » (Usbek et Rica)
« L'IA : l'assistant à haut potentiel…qui a besoin d'un coup de pouce pour être parfait ! » (le Journal du net)
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