Vendredi 14 h, dans une salle de réunion de l’entreprise Seul maître à bord
LAURA – Alors, qu’est-ce qu’il veut le ministère ?
NICOLAS (lisant) – Le recul de la France dans le classement PISA sur les performances des élèves, les chiffres alarmants sur la capacité de concentration et le temps d’usage des écrans au niveau national, ainsi que la prévalence croissante des troubles de l’attention constituent des signaux inquiétants en termes sanitaires, éducatifs et, plus largement, sociétaux. Ce constat mène le gouvernement à lancer un temps fort sur le contrôle de l’attention. Ce temps fort sera coordonné par les Ministères de la santé et de l’éducation. Il aura lieu au mois de mai, qui deviendra le Mois de l’attention, avec le slogan « En mai, fais ce qui te plait – pas ce qu’on t’impose ».
OCÉANE – Mouais, c’est juste la copie du MAY I have your attention please qu’ils font à Vancouver.
NICOLAS – Le ministère souhaite recevoir des propositions de services de coaching d’attention à destination de tous les citoyens. Ces propositions devront tenir compte de la grande variabilité des situations individuelles, blablabla... je vous passe le reste.
LAURA – Ce n’est pas très précis.
OCÉANE – Bon, on fait ça toute la journée, il suffit de mettre nos idées en ordre.
NICOLAS – On peut commencer par le test d’auto-évaluation, pour la sensibilisation. On vient de finir la mise à jour.
LAURA – Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?
NICOLAS – Il est axé entièrement sur la prise de conscience, c’est le moteur du changement. On insiste sur l’effet Cendrillon, avec des questions du genre : Vous êtes-vous déjà exclamé en levant le nez de l’écran : Déjà minuit ! Et aussi sur l’effet Demain Superman, avec une série de questions sur la procrastination. Et évidemment tout le recentrage, qu’est-ce qui est important pour vous dans la vie etc. et la conclusion qui s’impose : trop de temps happé par l’écran.
LAURA – Il y a aussi le guide avec les conseils classiques : remettez une montre pour arrêter de regarder l’heure sur le téléphone, remettez un réveil près du lit et laissez le téléphone au salon, revenez au téléphone à touches…
OCÉANE – Oui enfin si ça marchait, on le saurait. Personne n’arrive à les suivre, ces conseils, c’est pas là-dessus qu’on apporte quelque chose. Par contre, dans l’appli, il y a tous les outils de réglage fin des notifications en fonction des applications, des horaires etc.
LAURA – Ça fait dix ans que ça existe, ça ne résout pas le problème non plus.
NICOLAS – Je pense qu’il faut cumuler les différentes approches. Et ça permettra de répondre à la demande du ministère, il faut qu’on tienne compte de la variabilité des individus.
LAURA – Moi je crois qu’il faut aller plus loin.
OCÉANE – On pourrait prendre le contrôle du téléphone.
NICOLAS – Tu veux hacker le téléphone des clients ?
OCÉANE – Avec leur autorisation. On appellerait ça Suivi personnalisé, on leur ferait payer plus cher et ça nous permettrait de tenter plusieurs approches différentes, pour voir ce qui marche le mieux.
LAURA – Quoi, par exemple ?
OCÉANE – On pourrait différer toutes les notifications d’une heure, pour casser la fraicheur. Ou les bloquer et tout faire sonner d’un coup à l’heure pile.
LAURA – À minuit par exemple, tiens prends-en de l’effet Cendrillon !
OCÉANE – Ou même se caler sur l’agenda et les faire sonner pendant les temps morts de la journée, dans les transports ou au déjeuner.
OCÉANE – On pourrait aussi couper l’accès aux applypnotiques au bout d’une demi-heure, ou retarder l’allumage du téléphone en affichant des messages comme sur les paquets de cigarettes, ou même des vidéos, pendant dix secondes : Vous n’étiez pas en train de faire quelque chose d’important, bien sûr ? Ou bien : Une interruption = 20 minutes pour retrouver sa concentration.
LAURA – Ouh, super relou, ça ! Et on pourrait adapter le message au client : par exemple les ados, on les énerverait en leur disant que leur téléphone c’est comme leur doudou.
OCÉANE – Et les vieux mâles alpha, on leur mettrait Greta Thunberg qui leur fait la leçon !
NICOLAS – Je ne suis pas sûr qu’être pénible soit très efficace.
OCÉANE – Bien sûr tu ne prends pas du tout ça contre toi.
NICOLAS – Je ne suis pas un vieux mâle alpha, la preuve, je prends très bien ta remarque.
LAURA – Moi je suis à fond pour le renforcement négatif.
OCÉANE – On doit être insupportables.
LAURA – Oui, il faut que l’usage réflexe du téléphone soit associé à des moments désagréables. Il faut leur donner ce petit temps d’arrêt, où ils pourront se ressaisir et décider de faire ce qu’ils veulent vraiment faire plutôt que se laisser mener par les notifs.
NICOLAS – Et… ?
LAURA – En fait, ça fait longtemps que j’y pense : nous les coachs, au lieu de les voir de temps en temps, on pourrait être avec eux toute la journée, pendant quelques jours. Ça nous permettrait de mettre le doigt sur les mauvais réflexes et les situations problématiques en temps réel, c’est beaucoup plus percutant. Et on pourrait aussi être pénible en direct, réexpliquer des choses qu’ils savent déjà, leur faire des réflexions...
NICOLAS – Mais les réflexions ça ne marche pas toujours. Regarde, moi je m’en fiche des réflexions d’Océane.
OCÉANE – Oui, d’ailleurs je trouve le management pas très à l’écoute dans cette boite.
LAURA – On s’adaptera ! Pour l’un ça sera des réflexions, pour un autre ça sera juste un regard insistant, pour un autre encore, un bruit pénible. Par exemple ma sœur ne supporte pas qu’on siffle. Tiens, je lui ferai le coup la prochaine fois.
OCÉANE – C’est comme moi, je déteste l’odeur des pieds.
NICOLAS – Non, Laura garde tes chaussures !
LAURA (riant) – Je viendrai avec un maroilles dans une boite et je l’ouvrirai sous ton nez à chaque fois que ton téléphone bipe. Tu vas voir, tu vas faire des progrès phénoménaux. Ta liberté est à ce prix.
Ancrage dans le monde actuel :
L’article Wikipédia sur la notion de « temps de cerveau humain disponible », révélée au monde par le PDG de TF1 en 2004, et celui sur l’économie de l’attention
Cette notion a une large postérité, notamment dans les actuelles applis de téléphone : « Lettre à ma fille de 15 ans » (Stéphane Schultz, agence 15marches).
Cependant certains designers commencent à prendre leurs distances.
Et certaines applis visent à reprendre le contrôle de son attention : cf. ce podcast de France inter sur « Boring », l’appli qui rend l’info ennuyeuse (ou juste neutre ?). Mais aussi toutes les applications de méditation, qu’on ne présente plus.
« Les ventes de téléphones basiques en hausse aux États-Unis : la génération Z cherche à limiter son temps d’écran » (CNBC, en anglais)
Certains jeux vidéo affichent des messages d’avertissement après un certain temps de jeu et encouragent à faire autre chose, par exemple Anno 1404.
La page de l’Assurance maladie sur le trouble de déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité, ou TDAH
Photo de Kunj Parekh sur Unsplash