Vous êtes prévenu.
Quand on sait qu’une maladie peut advenir, faut-il forcément le dire à la personne concernée ?
Madame la Juge,
Mon client est attaqué de façon totalement injustifiée : Mme Cristobal l’accuse d’être responsable du décès de son mari. Je vais démontrer ici en quoi cette accusation est absurde.
Pour que toutes les personnes présentes aient bien le contexte en tête, je rappelle que mon client le Docteur Kurwan a été médecin référent de M. Cristobal pendant plus de vingt ans. Au cours de cette longue période, ils avaient construit une relation de confiance. Dans ce cadre, il y a douze ans, grâce aux progrès de la médecine personnalisée, prédictive, préventive et participative – la M4P –, le Docteur Kurwan a annoncé à M. Cristobal que la probabilité qu’il développe un cancer du côlon était de 234 % supérieure à la moyenne des Français de son âge. Malheureusement, et croyez bien que mon client en est sincèrement meurtri, les évènements ont donné raison à la science, et M. Cristobal est décédé le 22 juin dernier.
Aujourd'hui, Mme Cristobal se retourne contre mon client et l’accuse d’avoir généré chez M. Cristobal, à travers l’annonce de la probabilité d’un cancer, un stress intense qui aurait déclenché ledit cancer. Autrement dit, cette annonce serait une prophétie autoréalisatrice. C’est prêter bien du pouvoir au médecin !
Car j’attire votre attention sur ce mot : probabilité. La médecine personnalisée, prédictive, préventive et participative n’assène pas de vérités. Elle ne dit pas l’avenir non plus : sur la base de grandes masses de données passées, elle se limite à indiquer le risque statistique d’un individu. Je souligne à ce sujet que le Docteur Kurwan a pris les précautions recommandées et a fait son annonce dans les règles de l’art, comme l’atteste le procès-verbal d’annonce M4P que vous trouverez dans le dossier d’instruction.
Mon client a notamment vérifié auprès de M. Cristobal qu’il consentait à ce que les informations M4P lui soient communiquées. La partie adverse pourra souligner que ce consentement a été tacitement reconduit pendant plusieurs années et que, au fil du temps, les enjeux étaient moins présents à l’esprit de M. Cristobal. De notre côté, nous pensons que M. Cristobal était un adulte en état de donner son consentement et que, par ailleurs, tout le monde peut faire la différence entre un risque et une certitude. Affirmer le contraire reviendrait à soumettre l’ensemble des médecins de France à un risque juridique insupportable : si, même dans le cadre d’une relation de confiance, un médecin peut être attaqué pour une annonce M4P, on risque d’entraver le développement de cette médecine et de se priver des immenses progrès qu’elle a déjà apportés à nos concitoyens.
Par ailleurs, même si c’était le stress qui était à l’origine du cancer de M. Cristobal, je mets au défi la partie adverse de prouver que c’est le stress induit par l’annonce du Docteur Kurwan en particulier qui en est responsable. J’invite d’ailleurs la partie adverse à attaquer l’entreprise Pasta Corp qui a licencié M. Cristobal après qu’il l’a informée de ses risques médicaux : cela a certainement généré en lui un stress bien plus intense que l’annonce de mon client. Et pourquoi pas viser aussi la banque WM qui lui a refusé un découvert, alors qu’il était sans emploi ? Mais sans doute a-t-on trouvé plus facile d’attaquer une personne, un médecin qui place sa vie au service d’autrui, que des entreprises ayant pignon sur rue.
Autre point d’importance : suivant encore une fois les directives de l’Ordre des médecins, mon client a accompagné son annonce M4P des recommandations pertinentes en vue de prévenir les principales maladies pour lesquelles M. Cristobal présentait un risque accru. Concernant le cancer du côlon en particulier, le procès-verbal d’annonce mentionne notamment d’éviter la viande rouge, la charcuterie, l’alcool, de faire du sport régulièrement et de se soumettre à une coloscopie chaque année. Or d’après des témoignages concordants, M. Cristobal pratiquait le sport plusieurs fois par semaine dans son canapé devant la Ligue 1 de football, avec de la bière et du saucisson. En outre, sur les cinq dernières années avant sa disparition, il ne s’est soumis qu’à une seule coloscopie. De ce point de vue, notre médecine personnalisée, prédictive, préventive et participative n’a pas été très… participative. Je fais donc remarquer que, s’il a manqué un pied à la médecine 4P, ce n’est pas du fait de mon client. Il ne viendrait à l’idée de personne de reprocher au médecin le décès d’un patient qui ne prend pas ses médicaments. On est donc en droit de considérer que M. Cristobal est en partie responsable de sa maladie.
C’est pourquoi j’invite l’Assurance-maladie ici présente à demander un dédommagement à Mme Cristobal en tant qu’ayant droit de son défunt mari. On connait en effet les difficultés financières de cette institution, or le traitement d’un cancer du côlon à un stade avancé comme celui de M. Cristobal coûte en moyenne 35 000 €.
Pour finir, j’exhorte bien sûr la Cour à exonérer mon client de toute responsabilité dans cette affaire.
La médecine personnalisée, prédictive, préventive et participative — ou médecine 4P — vise à offrir à chacun un traitement adapté à ses particularités individuelles. Elle prend son origine en cancérologie car chaque cancer est pratiquement unique, de ce fait les patients réagissent différemment à un même traitement. Les premiers travaux de recherche en médecine 4P exploitent des données génétiques mais pourraient s’élargir à d’autres types de données (notamment des données sur l’environnement de chacun). L'article Wikipedia
Pour réfléchir sur les risques d’une approche donnant un poids trop grand au patrimoine génétique, vous pouvez aussi regarder “Bienvenue à Gattaca”.
Photo de Mitchell Luo sur Unsplash
Belle initiative Martin. Est ce que tu cherches à avoir des réactions au plus pres de ton texte ou au contraire tres élargies du type : Est ce que ça marche aussi sur les conseils aux managers, les élections, les évolutions climatiques... les informations de probabilité d'évènement, meme personnalisées, poussent elles les humains à réaliser ce qui leur est prédit au lieu de les aider à éviter le mur ?
Ben mon colon ! En voilà une histoire. Qui se dévore comme une tranche de saucisson. On attend la suivante.