Lily sent une main sur son épaule, qui la secoue doucement. Karl, penchée sur elle, chuchote :
– Debout la marmotte, on est lundi.
Lily se roule en boule et grogne :
– Il est quelle heure ?
– Neuf heures.
Elle grogne encore, se retourne sous sa couette et essaie de lancer sa sortie. Elle agite les orteils, puis bouge un peu les pieds, essaie de brancher son cerveau sur quelque chose qu’elle aime. Tom, tout contre elle, remue, se retourne. Elle se rendort dans ses bras.
Karl revient une demi-heure après, il rit en la voyant embourbée. Elle refait une tentative, remue un peu. Elle s’aperçoit qu’elle a faim. Ça motive, ça. Elle finit d’activer ses articulations, après un mois au ralenti, il ne faut pas se lancer trop vite. Au bout d’un moment, elle parvient à ouvrir les yeux. Elle se relève péniblement, s’assoit au bord du lit, regarde Tom bienheureux en boule sous la montagne de couvertures, le bonnet de travers, puis elle se met à grelotter, se lève d’un coup, s’emmitoufle : il fait très froid. Elle part à la cuisine, où Karl lui a gentiment préparé un beau feu dans le poêle et un litre de café bouillant. Il fait jour, elle se cache les yeux.
– Ça va ?
– Mmbr...
– C’est toujours difficile la sortie. J’ai mis vingt-quatre heures la semaine dernière.
Après un grand bol de café enroulée dans une couverture, collée au poêle, Lily émerge peu à peu. Elle demande à Karl ce qu’il a fait de spécial pendant sa semaine : il en a profité pour perfectionner les règles du jeu qu’il a inventé. Elle feuillette distraitement le journal des veilleurs. Liam est bavard, Nina écrit toujours aussi mal, Lily déchiffre avec peine quelques mots concernant une crise frontalière en Asie. Elle repose le cahier : du plus loin qu’elle se souvienne, les nouvelles l’écœurent. Mais ça a l’avantage de finir de la réveiller. Elle ouvre un peu sa couverture, elle commence à se réchauffer.
Karl constate que la machine est repartie :
– Je vais me coucher.
– Ok. Merci pour la veille, répond-elle.
– C’est normal. Bon courage.
– Tu peux me réveiller pour matines si c’est trop dur, propose-t-il.
– C’est gentil mais ne t’en fais pas, j’aime bien matines.
– Comme tu veux, à plus.
Lily repose les yeux sur le journal. Lundi 2 février, on approche de la fin de l’hiver, c’est peut-être sa dernière veille. Elle se lève et va à la fenêtre. Dehors il y a un brouillard à couper au couteau, on ne voit même pas l’étang ni la pente vers Mandailles. La route d’Aurillac est perdue là-bas au fond. Elle retire sa main du mur, il est gelé, le froid perce le mètre de pierre de la vieille ferme. Elle entend Karl faire ses exercices de respiration, se coucher, puis plus rien.
Elle se sent bien. C’est son deuxième hivernage, elle adore. Pourtant, rien ne la prédestinait à ça, au contraire. Comme tous les gens de son âge, elle a grandi vissée aux écrans : réseaux sociaux, jeux, vie courante, tout passait par là. Elle a traversé l’adolescence en pénurie de sommeil, au point d’en avoir des problèmes : insomnie, sautes d’humeur… A dix-huit ans elle a commencé à faire des malaises.
Ses parents ont fini par la convaincre de faire une rééducation du sommeil. Un cocktail de restriction d’écran, de sport, des changements alimentaires, de la méditation. Une nouvelle façon de vivre en fait. Lily a bien aimé. De toute façon elle n’avait pas vraiment le choix, ça devenait impossible. Il faut dire aussi qu’elle trainait un genre de découragement vis-à-vis du monde et des catastrophes annoncées, écologiques, géopolitiques…
Elle a fait ses études sans grande conviction. La perspective d’une vie professionnelle, qu’elle voyait longue et terne, ne la mobilisait pas, elle ne voyait pas le sens. Mais ses parents ont vraiment insisté, si bien qu’elle est allée au bout du cursus. Par contre, à peine son diplôme en poche, elle a tout planté pour partir en vadrouille. Elle a expliqué à ses parents que c’était une année de césure, en insistant sur tout ce qu’elle allait apprendre de la vie.
Mais dans sa tête, rien ne disait que ça s’arrêterait après un an. Elle verrait bien, avec Tom ils avaient un plan : ils ont passé un été merveilleux, travaillant d’arrache-pied chez les maraichers, les arboriculteurs, un peu nomades. Arrivés en octobre, ils avaient accumulé un petit pécule, ils ont trouvé cette ferme sur les pentes du Puy Mary, dans le Cantal, avec les copains des cueillettes. Ça n’attire pas les foules en hiver, les hameaux de moyenne montagne. Donc ça ne coute rien, le propriétaire est content que la maison soit un peu chauffée, il leur a même dit quels arbres couper pour le poêle. Ils ont passé une semaine à bucheronner, puis fin octobre, ils ont pris leurs dispositions pour l’hiver : la nourriture, les lits, les couvertures, les tours de veille. Ça a tellement bien marché qu’ils sont revenus cet hiver.
Lily se lève, prend le grand arrosoir posé sur le poêle. Elle verse l’eau chaude dans le baquet, se déshabille et fait un brin de toilette à toute vitesse. Il faudra se laver les cheveux un de ces jours mais là elle n’a pas le courage. Elle voit dans la glace qu’ils ont poussé. Elle s’inspecte un peu, elle n’a pas maigri, c’est bien. À tant dormir, on dépense très peu d’énergie mais il ne faut pas perdre de poids non plus. Certains en profitent pour jeûner, pas Lily : elle préfère s’en tenir aux principes diététiques qu’elle a conservés de sa rééducation.
On dépense très peu tout court d’ailleurs, c’est l’idée, même : hiverner pour passer la mauvaise saison, en réduisant toutes les dépenses au maximum. La vie lente, la grande période de décroissance, déconsommation, décarbonation. Déjà, rien qu’en sautant Noël, ça fait une différence. Heureusement ils seront réveillés pour Pâques, Lily salive d’avance à l’idée du chocolat.
D’ailleurs… elle en prend un morceau, se refait un café, se prépare un grand bol de céréales et s’attable. Elle écarte l’idée d’allumer son téléphone car il faut allumer la wifi, attendre que ça redémarre... et elle ne veut pas de ça maintenant, elle est assez réveillée. Elle préfère tenir à distance la rumeur du monde. Elle allumera plus tard, pour appeler ses parents. Ils sont sûrement inquiets. Ils disent qu’en dormant comme ça, on sort de la société des vivants. Les parents sont toujours inquiets, à croire que c’est une condition pour avoir des enfants.
En attendant que les autres émergent vers midi pour leur courte journée, elle commence à réfléchir à ce qu’elle pourrait écrire dans le journal de veille. Elle profite des longues heures de solitude pour filer des contes fantastiques et terrifiants. Les autres les lisent pendant leurs semaines, quand vient leur tour. Léna dit que c’est à matines qu’elle préfère les lire, ça fait plus peur.
Lily aussi aime matines. C’est toujours difficile de se lever en pleine nuit pour recharger le poêle mais, une fois que c’est fait, elle reste éveillée longtemps et profite : tout le monde dort profondément. Lily imagine dehors un chat-huant planant comme un fantôme sur les champs de neige. Le silence est compact, elle pourrait presque le toucher.
Ancrage dans le monde actuel :
« Le temps de sommeil, mis en concurrence avec le temps de travail, de transport et le temps consacré aux nouvelles technologies pour les loisirs ou le travail, a tendance à baisser parmi de nombreux groupes de jeunes adultes ou professionnels. » (dans : « Le temps de sommeil, la dette de sommeil, la restriction de sommeil et l’insomnie chronique des 18-75 ans : résultats du Baromètre de Santé publique France 2017 »)
Les suspects habituels : « Smartphones et tablettes, les ennemis du sommeil » (Le Monde)
Un mauvais sommeil a beaucoup de conséquences néfastes : « Le manque de sommeil altère le cerveau des ados », « Démence : des nuits plus courtes associées à un risque accru de développer la maladie » (INSERM), « Santé : un cancer du sein reconnu comme maladie professionnelle » (Franceinfo)
Ce texte est en partie inspiré par ce rapport publié par The Shift Project.
Le « mouvement doux », l’extension de la logique slow food à la vie tout entière, ou la résistance à l’accélération générale (Wikipédia)
Le rapport des jeunes au travail change : « Emploi : les jeunes ne sont pas fainéants, ils veulent choisir leurs horaires » (CIDJ), « L’expression ‘plan de carrière’ ne parle pas aux jeunes » (Le Monde), « 57 % des jeunes accepteraient un travail mal payé s’il avait du sens » (Welcome to the Jungle).
Au XIXe siècle, les paysans russes auraient pratiqué la « couchée » pour économiser leurs forces les hivers de famine (Bulletin et mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, 1900).
« L’homme de Néandertal a peut-être hiberné pour survivre au froid extrême » (Le Monde)
Ne pas confondre hivernation, qui concerne les grands mammifères, et hibernation à proprement parler, qui concerne des animaux plus petits (Wikipédia)
Ce texte peut être lu en conjonction avec celui-ci, qui parle de l’été de Lily.
Une autre fiction sur le même sujet chez Noémie Aubron.
Ça paraît vraiment tentant, dans des moments de vie trop intenses. Rêve ou chimère ?
Merci d’avoir proposé une alternative